FRED : YDIT,
( elle s’adresse à lui un peu comme lors d’une interview, mais pour un petit journal local, on pourrait imaginer par exemple « Le Maine Libre« . On est assis dans le bureau directorial de YDIT, elle est en train de prendre des notes (on utilise peu le iPhone comme dictaphone à l’époque, mais un micro magnétophone de poche, vieillot) d’un côté de la table, et lui de l’autre il a retiré la veste, desserré la cravate, on perçoit comme des achèvements.
Sur la gauche une pile encore modeste de parapheurs, mais pendant l’entretien la chef de cabinet on augmentera la taille, « je passe juste la tête, je vous les mets là, c’est pas urgent », comme si elle vérifiait un peu- mais avec une bienveillance amusée presque attendrie -que l‘intervieweuse et le directeur n’étaient pas en train de se livrer à quelques autres coquineries qu’un simple bavardage, ça ne l’étonnerait pas la chef de cabinet, elle croit bien avoir compris, enfin bon.
YDIT (elle demande ) vous avez parfois dit que le sérieux de la vie ( le sérieux ou plutôt est-ce le sentiment de gravité ?) c’est tout à fait comme l’alcool ou comme le Lexomil ou les amours ou les livres : à prendre avec plaisir mais avec modération, à défaut de quoi on s’habitue, et l’addiction au sérieux est- disiez-vous- l’une des pires inconvenances qu’on puisse imaginer. Surtout quand on écrit. Surtout si l’on se souvient.
YDIT répond : que il n’a jamais pu se convaincre que la vie n’est pas un de ces complots, comme les complots dénonçés par Qanom à la grande époque, un complot très finement élaboré par des Outre-Monde imbéciles, ou par une Intelligence Artificielle en partie conçue par un codeur enluminé par l’alcool ou l’Alprazolam. YDIT dit ( le Didi) qu’il reste dans la stupeur en pensant à Stephen Hawkins, ou d’autres, pour lesquels plus on aperçoit loin dans le ciel et plus on voit loin en arrière, dans le temps.
FRED murmure : elle ne comprend pas, cependant elle ne se fâche pas, et sert une nouvelle tasse de thé.
YDIt dit ( le Didi) qu’il ne comprend pas, quand il monte dans un train ( VENISE, Ep 71-73 / TOURNUS, Ep 76-77 / VERDUN, Ep 80-81, /BORDEAUX , Ep 84-85, et maintenent, pour finir, PARIS, Ep 88-89 ) il ne comprend pas cette révélation que – sautant tel un chat vers le plafond et ne touchant plus rien, plus la moindre parcelle de sol, de matière entrainante, il retombe cependant sur ses pieds, ici, deux ou trois secondes plus tard, ici au même endroit… alors que la suspension de son corps désormais porté par rien devrait le mettre » en retard » sur le mouvement du wagon. Comme un objet posé dans le silence d’un vide immobile. Mais non. Il retombe sur ses pieds. Tout comme de se souvenir ou d’écrire.

Puisqu’il ne comprend pas, dit-il, reste à s’en remetttre à toutes ces images qui accompagnent le mouvement de ton corps, toi, tandis que je me tourne à gauche à droite, et que je regarde de loin dans le ciel et que en même temps, donc, je regarde de loin dans le temps. Les mouvements de ton corps de femme dans l’espace de mon amour d’homme decrivent mon chemin vers…
Dans l’enregistrement ( archaïque ) la voix se tait.
Après un silence long, FRED interroge : Vers ?
Ydit ne dit, puis ( mais on perçoit que cela pourrait être, ou au moins annoncer, une « finale« ) :
ANNONCE de « FINALE » (?)
EMOUVANTES :
Dans le tiède clair-obscur d’une fin d’après-midi, aujourd’hui 30 juin 2025, l’été venu, au milieu d’un été parisien encore mal installé, je savoure le très incroyable et très imprévisible et parfaitement puissant bonheur de simplement ce saucisse-frites, le saucisse frites que je viens de commander et que j’ai eu tort de trop saler, simplement, puis la masse jaune de moutarde à forme d’escargot sortie d’un sachet métallique au bord de l’assiette, et le bonheur lui non plus guère partagé du verre de Cotes-du-Rhône qui pétille en appréciable écho des frites trop chaudes, je savoure d’être là au retour de la campagne ou une femme est restée, mais ils se reverront bientôt, et sur la table ronde métallique de la terrasse « Au métro », place Daumesnil, Paris 12e, je regarde dans le ciel pour voir très loin, et tous, aux terrasses des cafés, regardent simplement, pour voir le loin du temps… Ils vivent leur émotion du temps.

ET ? inquisitionne FRED, peut-être lassée par la longueur ?
YDIT : Elle est émouvante la femme que je croise boulevard de Reuilly et qui simplement dans sa main frêle porte des biscottes, et puis de l’autre main commence à déchirer le paquet, parce que sans doute elle a une petite faim et que c’est l’heure du thé mais qu’elle n’a plus assez d’argent pour rentrer chez « Thé Tot ou Tard », en face. C’est une limite à la vie, d’être pauvre.
Elle est émouvante cette femme de quarante ans, un peu tirée en arrière sur le fauteuil de métal et de cuir assez usé, dans le coin gauche de la terrasse, devant la fameuse pâtisserie rue de Buci, le glaçage des gâteaux va devenir émail à la chaleur du soleil, et pendant ce temps elle caresse doucement les cheveux très bruns de son amie, ou de sa fille, qui la regarde dans les yeux. Et ne dit rien.
On ne dit rien quand on est simplement là .
Elle est émouvante cette femme, dans le tramway vers la Porte des Lilas, tenant d’une main gantée de gants usés la hampe centrale, elle protège entre ses pieds solidement plantés un gros sac Franprix orange, debordant de paquets, de boîtes de conserve, d’emballages de légumes, qu’elle vient d’aller acheter sur le marché le moins cher de Paris, et elle surveille d’un regard fatigué. Il faut venir de loin quand on est pauvre.
Elle est émouvante cette femme plus très jeune qui marche en pleurant au milieu du trottoir, rue Joursain, tout en fin d’après-midi, tee-shirt vert un peu déformé, robe vaste à fleurs, elle pleure en marchant, près de terrasses joyeuses et bruyantes ou d’inconsistants jeunes hipsters boivent des bières à 7€ en rigolant de la vie, et se préparent à rouler un joint qui fabrique la terreur au pied des tours dans les quartiers comme la misère des paysans au Maroc. Elle pleure ( Fin de mois? Séparation? Licenciement? Maladie de l’enfant?) et ils ne savent pas la regarder.

Elle est émouvante cette très jeune femme, si maquillée mais si mal, cheveux par endroits tachés de vert, tatouage bruns et violets sur le haut de cuisse, le bas du bras, mais aussi les jarrets ou les paumes, et qui a porté à son oreille son smartphone en perpendiculaire à l’axe de la tête comme elles font souvent, pour mieux entendre le message de son amoureux.
Elle est émouvante cette femme asiatique connue je connais depuis 20 ans, qui me salue dès que j’arrive à la caisse, et qui m’aide à déposer ( j’ai SEPTANTE et bien davantage) sur le tapis roulant les achats du jour, maillot bleu-nuit, elle ne va pas rentrer tard ( la magasin respecte les horaires), mais elle va rentrer loin, métro, loin, dur, loin, RER, long, complet.

Elle est émouvante cette femme d’age incertain assise en face de lui, dans le hammam mixte et public de la piscine, dans le Morvan, elle et lui regardent d’abord leurs pieds, puis se regardent enfin d’un sourire protecteur et banal signifiant qu’en réalité non ils ne se regardent pas pour de vrai, comme s’ils étaient des personnes avec des corps de personnes, alors ce serait vrai, ici, non, pas du tout, ils ne vont pas se regarder ainsi, car on est juste ici pour le chaud sec du sauna, la vapeur du hammam, pour l’effet produit, pas pour le regard porté, comme si les chaleurs dans les maillots de bain tuaient dans le respect l’effervescence du désir.
Elle est émouvante, elle, cette fois, c’est une femme un peu fatiguée maintenant, les cernes sous les yeux sont trop vastes, la couleur des cheveux a perdu son naturel, elle n’aime que les gestes graves mais rapides, et sur le zinc-cuivre et bois, son bar, celui où elle travaille, longtemps, mais quand même le zinc, le bistrot à tapas au fond d’une ruelle de Bilbao, elle pose les deux assiettes qu’il a demandées pour sa compagne et lui, ajoutant les verres de vin blanc très sec, et elle demande, usant d’un Espagnol chantant le Basque, si ce sera tout où s’il voudra un peu de douceur pour le dessert, et il répond qu’on va en rester là, et le regrette.
Elle est émouvante, soyeusement douce, jamais douce-amère, douce derrière la vitre, la violence apparente du sexe, subtilement concentrée derrière la dispersion superficielle qu’offrent au promeneur le vin rouge et la saucisse frites, le banc du hammam ou les degrés du métro, la couverture grise de » Je me souviens », sur le trottoir ou derrière la table de zinc, soigneusement douce, subtilement concentrée, elle est émouvante cette femme, elle est émouvante cette femme là d’ici, toujourd, elle qui passe sa vie dans mon regard, elle est émouvante et je ne lui parlerai pas, je ne m’approcherai pas d’elle, pour que ne s’éparpille pas l’émotion, l’émotion tendre des toutes celles-là d’ici, Paris, Paris, partout, ailleurs, ici, et voilà pourquoi.

Elle est émouvante, regardée loin des lumières du désir, mais avec le désir d’être ensemble sur le chemin du présent (impossible attente); émouvante au cours de ces gestes incertains et qui savent dire le silence, l’absence, la pauvreté du jour, la permanente inquiétude des fausses présences; émouvante par ce geste du corps où l’on pourrait s’accrocher si s’approcher ne tuait pas le geste; émouvante par la personne dont tout se voit et rien ne se sait, terrasse, rue, bar, rue, hammam, rue, métro…EMOUVANTE et jamais EPOUVANTE.
Et c’est ainsi que l’histoire se conclut sans commencer.
Et voila pourquoi tout ceci est dit. ici, Par Ydit, le dit Didi.
Fin, ou presque …
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Didier Jouault pour YDIT blog Hors saison, saison 4, Episode : QUATRE VINGT NEUF / Marches- souvenirs des nuits dans les marges du récit de jour, Fred lui demande s’il se souvient, et Ydit, lui, répond qu’il errait dans les villes, des marches pour fuir la prison de l’enquête sur Marcel Malbée, dit Le Parrain, désormais cela est achevé, l’enquête, sur l’impensé du passé, l’enquête, et donc, c’est la onzième séquence-souvenir, cette fois définitivement, Paris, origine des ondes, arrivée des cendres, Paris : les mouvantes émouvantes, PARIS. Et ailleurs. Et chaque jour. Et nulle part. FIN, ou presque