
Séquences Publiques d’Oubli 22 et 23, en coup double.
Le début de l’été, quand tout prend fin…
Episode 2 du retrait : séquence 23
( rappel voir séquence 22 )
C’est un jour de saine et belle rupture, dans les fils croisés des vies parallèles : battre la retraite. Partir en retraite. C’est rentrer chez soi pour trier la bibliothèque. C’est rentrer au Mas retrouver des ombres vives et les gestes d’amis
Ydit, plus de dix jours après la cérémonie des adieux, Ydit termine la séquence d’omission. Elle a duré, double image dans la cour vénérable comme dans la tour de métal . La mémoire est un lieu bifide : « Ce jour là, l’oublieur a construit les circonstances de rupture avec le soin qu’on prête à une cérémonie sans dieu.

les balbutiements de la dernière parole
La nuit sévère a servi aux rêves de discours, aux balbutiements de la dernière parole qu’on, voulait dire ici, posée comme un corps sur une planche à voile, mais on oublie tout, le matin. C’est bien. On improvisera .
Encostumé de gris et marqué de rouge : c’étaient les signes austères de la fonction qu’il abandonnait. C’était un retrait joyeux. Tous portaient les masques rieurs de l’écoute, même si l’ attention parfois dérivait sur d’autres menus ruisseaux de l’existence : rapports à rédiger toujours en retard, rendez-vous non pris, mal aux dents, réunion retardée, mamie malade, oublié d’acheter une autre cravate pour demain. Joseph, éternel promeneur des chemins du désir et des montagnes, rouvrait en secret un autre pan de la mémoire, et rêvait aux derniers torrents de l’été…

pas de cravate pour demain
Ou bien était-ce la fin d’une partie de volley-ball sur la plage naturiste ? Une aile posée sur la lumière du corps?
Le regard s’élargissait aux dimensions du lendemain. »
Avec bonheur, dans son discours de départ, Ydit l’oublieur limitait sa parole au rappel amusé d’anecdotes limpides comme des toiles d’araignée au creux des chemins : on voit au travers, on marche, on mache, on murmure. Il fait beau. Pour tout vêtement un short, une chemise légère, on a encore oublié d’acheter une cravate. Déjà on repère , sur les murets, les creux où saisir les mûres en embuscade.
Nul fil de la vierge ne saurait briser le désir d’avancer. 
Sur l’image du discours, dans la tour d’acier, tout le monde mérite qu’on parle de lui. Compagnons de route, soirées drôles des missions où l’on cherche un restaurant encore ouvert à cette heure-ci dans la bourgade, histoires de chemins perdus et de derniers verres partagés dans la solitude bienfaisante de la nuit, jusqu’au moment où la barmaid, effondrée, demande si elle peut apporter l’addition.
C’est bien vrai que les Parisiens en mission se couchent tard.

« last orders, sir , please ! »
Il y a des histoires drôles ou tendres pour chaque vie.
Derrière chaque instant du récit, chaque figure imposée du discours, Ydit aurait pu mais ne voulait ajouter d’autres histoires, qui auraient parlé d’amertume ou d’échec ou de rage, ou de tristesse.
Elles ne seront pas dites, elles ne servent à personne.
L’amertume ne vaut que sur un doigt de femme embrassé après qu’il a broyé l’amande.
Il faut regarder les oublis en face,

Ajouter la couleur dans la fenêtre de tir de la mémoire
il faut aimer dire l’oubli, passer à autre chose, promener sa vie en posant ses lunettes entre deux fleurs.

les oubliEs traversent le grillage
Au troisième étage de l’immeuble moderne, le discours allait se conclure.
Ydit omit de déclarer les mauvais souvenirs comme on négligeait de déclarer un objet, naguère, à la frontière, une pierre de temple Kmer, une colonne brisée : les souvenirs passent clandestinement la douane de l’amer, et l’orateur sème les oublies.
La séquence est ainsi une autre et cependant la même : séance publique d’oubli,première, fondatrice : le jour du retrait.
« -Difficile de s’y retrouver, non ? »
L’orateur porté par son omission évoquait avec bonheur le métier dont l’âge – désormais- le séparerait. Il parlait gaiment des risques et des joies des années.
Il rappelait que partir, c’est se souvenir du meilleur. Il avait pris le parti de la gentillesse, il professait la douceur. Partir, comme : interrompre sans couper. L’orateur amusait les présents : Partir, c’est désirer. Partir c’est regagner, quitter c’est construire.
« OUBLIER c’est construire? On finissait par ne plus bien comprendre ( mais ce n’était pas nouveau) , et Jojo rigolait franchement ,et Jeannot prenait son air effondré, Polo regardait ailleurs…
A la fin, toutes et tous applaudirent, puis quelques-unes (il les aime) vinrent lui parler de leurs souvenirs, leurs regrets.
A treize heures, tout avait été fini. Dehors, il n’avait pas plu et les bouteilles étaient vides.
Il n’y avait plus qu’à déposer
les attributs de la mémoire, pour en faire des images, pour le charmant virage.
-Et vous, Monsieur le sortant, qui êtes déjà parti ? Ça vous fait quoi, de ne plus être là?
Interrogation stupide dans le couloir des départs. C’est comme de demander l’heure à une salamandre, un peu, non ? Mais la vêture on ne peut plus dépouillée de la questionneuse exige la réponse (et c’est une amie de joseph, éternel promeneur des chemins du désir, clin d’œil ultime, apparition imprévue dans les détours du discours…)
Il disait, Ydit, qu’il n’a jamais été si libre pour un projet depuis toujours, et pour tous les projets, libre et sans savoir à quel moment cela va s’ interrompre (sauf s’il décide un jour de s’enfuir à temps , à la Socrate), libre mais jamais aussi passionnément inscrit dans la durée : pensez-donc, disait-il,
je programme vingt ans d’un projet qui a pour unique programme d’oublier…Vous suivez ?
Non, ça se voyait,elle ne suivait pas, cela s’admet. Elle le regardait dans les yeux, et il s’efforçait de même, avec un mérite certain : la vêture n’y poussait guère.
Ydit prend alors son temps pour exposer : il va exploser en paix, se soumettre peu à peu à l’explosion des souvenirs, raconte qu’il programme l’explosion intime de fantômes, posera des chapelet de mines dans la passe, de mines anti-personnel sur le chemin de brousse, qu’il va dans une jouissance forte être miné de l’intérieur, qu’il entreprend de se laisser aller -enfin- à la joie immense de s’alléger, se dépouiller en oubliant.
Il dit tout cela avec un plaisir si visible
que l’interlocutrice, cette amie de Joseph égarée dans la cérémonie des adieux,clin d’œil ultime, apparition imprévue dans le détour des discours (à la stupeur générale et la satisfaction de plusieurs),
l’amie de Joseph
cessant de le regarder dans ses yeux privés de lunettes, s’échappe d’une marche lasse, sans même se retourner. Il la regarde , nulle nostalgie de ce qui n’a pas eu lieu : ouf, déjà un oubli de moins.
Quant à Ydit, en ce moment où l’été s’envole, 
il n’a plus qu’à se regarder bouger
dans le miroir mobile de la planète :
c’est le début de l’été, quand tout
devient léger,
enfin.
Même le ton grave de l’oubli.
« On n’y pense plus. Une perte qu’on ne pouvait même pas envisager autrefois, elle devient à présent une chose qu’on parvient à peine à se rappeler » ( Alice MUNRO, « Fugitives », Points 2009, p.99 – traduction Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso).
Didier JOUAULT
Tout est dépouillé; on sent presque la brise de l’été, on va enfin pouvoir s’allonger et…oublier
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Parfaitement comme ça
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