« Tu te crois niché au cœur du labyrinthe, tranquille, oublié, perdu enfin, mais non, n’espère rien, le dernier train ne partira pas sans toi ».
« Vous irez à M.« , avait dit la Doyenne, « pour ce rapport qu’on exige, sur des règles impalpables d’impayables financements ». La photo du groupe expose l’uniformité cachée sous le divers.
« Vous êtes donc le mieux adapté à cette enquête« , avait conclu la chef, avant de quitter le bureau en primesautant sur le rythme juvénile d’un décret en Conseil d’État.

la beauté du genre,mais qui est donc le pâle fantôme au fond du centre ?
Elle ajoutait depuis le fond du couloir : « C’est Jacques votre binôme. Faites le tour, et n’oubliez surtout pas les Bretons. Ni les Catalans, ou les Basques, enfin vous verrez bien. »
Jacques avait blanchi ses culottes sur les bancs du Conseil d’État. On était partis, crayon à l’oreille, et puce dans le téléphone, pour ce grand tour.
Germaine – des – rails : –« Vous étiez entrés dans les chemins de fer? »
Ydit : « Nous faisions de courts rapports sur de fins mystères, mais c’était joli comme un éphémère prenant son vol croyant qu’il allait durer davantage que sa chrysalide même. »
Continuant : « A M., après le déjeuner, le préfet avait donné comme sa bénédiction, autant dire qu’il se fichait du sujet. Pliant sa serviette dans les plis de gauche à droite en passant par le milieu, car c’était un fonctionnaire de talent et de progrès, il souriait en les voyant partir vers une forme achevée du rien. »
–« Le rien, c’est mieux que le Néant ? »demande Germaine. Elle peut se le permettre : ils se connaissent depuis combien de temps, deux ans, dix-huit mois ?
Ydit pense que le rien conduit à peut-être, alors que le néant conduit à déjà plus, mais ça se discute ? Généreux, le service avait prêté une auto (ici on disait un véhicule) trop gros pour passer invisible, trop noir pour se faire léger : on n’échapperait pas aux balles de l’ironie.
Sur les routes, il pleuvait, la boue imposait sa présence molle. Ydit conduisait. Sur ses genoux, Jacques suivait d’un doigt la route dans la carte.
–« Vers Remian ou Bérion? »
-« En tout cas, pas vers Rieussac ou Saint Pons… »
Le chemin sinuait, insinuant que le traceur de voies, dans ce décor plat, jadis avait trop aimé cette ferveur de vivre que le vin d’ici donne aux fils de la vigne.
-« Vers Les Rives ou Le Cros, tu crois? Et ensuite en face? »
« -En tout cas pas vers Lauroux ou Saint Félix…Ou alors après… »
Ils se rappelaient un rapport sur les Internats. Ils s’agaçaient de contretemps et à se contredire comme deux employés de bain-douches distribuant des savons pour l’arrivée des familles, un jour de communion en Larzac ou Ardèche, acte nécessaire aux yeux des pasteurs car si les garçons de cœur ont les âmes fraîches, ils ont souvent les mains chaudes. Mais faut-il aussi des savons pour leurs têtes?
-« Ça se discute », pense Germaine, mais en silence, car mal remise de l’échange un peu austère sur le rien du néant.
Ydit : on prenait les virages de surprise et les lignes droites de travers : la conduite devenait automatique ( l’automatisme, c’est ce qui caractérise les préfectures, dirait plus tard Germaine, pour l’un de ces bilans qui font l’honneur du service ferroviaire).
YDIT : Accroché d’une main à la portière et d’un œil à la route, essayant de nier la nausée, Jacques s’agrippait à la carte en héros du jour, mais le Michelin à plis reprenait sa liberté, liberté chérie.
« Tout glisse, tout passe, nom de D., » aurait juré Jacques, si le Conseil d’État ne lui avait appris à temps qu’on ne peut jurer de rien.
Au croisement, trois panneaux avaient été enjolivés d’obscures informations peintes en clair Occitan.
-« Ou en Catalan? »
–« Ne complique pas tout, Jack, et si on sortait plutôt le GPS ? »
Mais Jacques avait laissé le sien, et celui d’Ydit, comme souvent, était déchargé après la nuit.
-« Tu crois qu’on est déjà perdus? »
Ils dépouillaient l’horizon, espérant l’éclaircie.
Le rapport devenait de plus en plus virtuel. L’ironie gracieuse de leur inutile escapade faisait de leur dispute une forme de plaisir sans jouissance.
Ils choisissaient à gauche, c’était en face. Au village, tout s’éclairait dans le regard joyeux d’un garçon que la vieille Peugeot impressionnait moins qu’une roulotte de gitans récitée par un poète.
Enfin, à la mairie on les attendait. Le maire, Président des maires par intérim depuis la mort du Précédent pour excès de sang dans le vin des veines, sortait pour les accueillir. La pluie battait. On se serait cru dans le nord.
On traversait, s’ébrouant, le petit bureau froid où deux dames de mairie avaient été déguisées en Dames de France, en perspective de la visite : col ferme, cou droit, cul dur, de quoi brider toute ingérence.

« Avancez, avancez,Messieurs les Inspecteurs Généraux, on va boire un verre au plaisir du rapport.« Il marchait comme on écoute l’écho de sa propre parole dans les résonances du silence. Les deux dames examinaient d’un œil caustique les venus de Paris mouillés de fond en comble.
Les réponses et chiffres étaient ensuite venus confirmer la prévision:
Ce rapport, inutile, à jamais, sur Rien fait,
En tiroir, clos sur lui, oubliera ses bienfaits.
Jacques, souriant que c’est bien fait en effet, se demandait , alors que le maire les raccompagnait vers l’orage, si l’usage de l’alexandrin à pied bot ne risquait pas de faire passer la situation de simple-catastrophe à véritable-Fukushima sur l’échelle (mystérieuse) de l’impuissance administrative?..
Ydit ne répondait : il cherchait la clé de l’auto, sinon du récit.
–« Oubliée à l’hôtel ? » savourait la vengeance de Jacques
–« A côté de ton GPS?« et tocait-t-il
Le maire, encore ébloui de tant d’exotiques saveurs dans la rencontre, revenait vers eux en courant : » Ce ne serait pas à vous, des fois ? ». Il tendait une clé qu’illuminait une lourde étiquette de pur métal : Veh.Pref.14-18, délicate empreinte du propriétaire, ou même de l’époque, si -comme son état le laissait penser- l’auto venait de sortir -vaillante mais boueuse- d’une tranchée conquise vers le chemin des Dames.
–« Le chemin des drames plutôt, ironisait le binôme, et tu as vu l’heure? »
–« A vrai dire, sans mentir, il est bon de partir.«
–« Encore une fois, et je rentre à pied, synérèse ou pas, et devraient mes Weston se prendre pour des Nike au parking, un soir de réveillon, chaud devant. »
A présent, on roulait. D’habitude, après les entretiens, on parlait du rapport, des données, des idées, du nouveau, des infos. Ici, naturellement, on parlait du sujet : rien.
–« C’était pas plutôt à droite ? »
-« Vers Camplong ou La Bousque, tu crois?«
-« En tout cas pas vers Lunas ou Saint Etienne… »
Ils se chamaillaient même pas. On reconnaissait que la puissance de l’orage avait transformé les panneaux- recouverts de Catalan ( ou d ‘Occitan?) en grille de mots croisés pour Asperger aveugle.
Enfin, le bleu horizon de l’autoroute les sauvait. « On peut encore avoir le train« , disait Jacques. « Oui, je connais très bien la ville« .
En silence, ils pénétraient dans le creux du labyrinthe dont est formée la géographie intime de M.- qui n’est pas une ville, mais un entrelacs de sens, en général interdits.
A pied, Ydit avait fait le chemin dix fois entre la préf et la gare. Mais la Peugeot de service s’arrêtait devant le passage des trams multicolores. Des murets défendaient les boulevards. Des places détournaient les chemins.
Plus loin,« C’est par là, j’en suis sûr, je reconnais la librairie de Droit au coin.J’y allais parfois.
Mais des plots arrogants, guillerets sous leur col fluo et leurs lumignons rouges criards, barricadaient la route vers le parking où restituer la Veh.Pref.14-18.
On tournait et détournait, on apercevait la gare (dernier TGV du jour dans 7 minutes), « Toi qui connais la ville, tu vois un bon hôtel pas trop cher? « insinuait Jacques . Il restait calme, Ydit affichait de l’être.
–« Soit dit en passant, puisqu’on est perdus, ricane Germaine, afficher de l’être c’est qu’on ne manque pas d’air, non » ?
–« Appelle la pref, suggérait Ydit. Demande un chauffeur.«
–« Cette ville est une métaphore de la vie, murmurait Jacques, on voit le bout partout, et cependant il faut encore tourner longtemps ».
–« Tu ne préférerais pas trouver la sortie, plutôt que de philosopher sur l’hypothèse de la sortie ? »
–« Appelle toi-même », disait Jacques. On s’arrêtait. Ydit sortait. La pluie avait cessé. Il préférait qu’on n’entendît pas sa requête.
– « Le chauffeur vient nous chercher ».
On attendait. C’était l’heure où le train partait, dans une minute.
Voici le chauffeur, essoufflé, – avec son badge pour les plots gras. A pied, impossible d’arriver à temps. En voiture ? Un gyrophare bleuissait par intermittence le parcours, écartait les importuns, amusait les étudiants. Le badge abaissait tout obstacle. C’était Zorro sans Babel, car il parlait toutes les langues des feux rouges. Jacques s’accrochait à son mal de cœur, rempart contre les vindictes. Ydit l’éventait avec la Michelin à plis sages. Le chauffeur passait. On arrivait dans la zone de la gare, interdite à tout véhicule, sauf le genre Veh.Pref 14-18.
–« Je laisse toujours Monsieur le Préfet direct porte B. »
On était porte B. En théorie, le train était parti depuis 13 minutes. Mais, on voyait le grand bleu immobile.
Le Conseil d’État enseigne le 110 maîtres haies, valise en main.
Jacques gaspillait ses Weston sur le quai désert. Les Germaines locales percevaient l’urgence du dernier train en même temps que le futur supplément. Elles désignaient l’ultime porte un peu entrouverte. On entendait : » Le TGV n° 1234 à destination de Paris va partir, la SNCF vous présente ses excuses pour ce retard de 15 minutes dû à l’orage qui… »
Assis, un peu humide, cravate molle de pluie, Jacques se souvenait que son GPS était resté à l’hôtel. Il voulait aller au bar, au moins discuter avec la serveuse. Il regardait la ville. Il regardait Ydit.
Après un silence, déjà debout :
–« Tu te crois niché au cœur du labyrinthe, tranquille, oublié, perdu enfin, mais non, n’espère rien, le dernier train ne partira pas sans toi ».
Puis, croisant Germaine, allait voir à quoi ressemblait la fille du bar derrière sa fenêtre.
YDIT : la 
