Depuis une heure, voix trop perchée, geste volubile, ce vieil YDIT tente de démarrer une histoire, rubrique « OUBLIe » pas mélancolique, ou d’attirer une attention sur la métamorphose de la parole.
C’est comme d’attendre un plat de gourmand à la table trop alourdie chez un restaurateur gastronome, fébrilité des couverts comme des hallebardes dans tous les sens. Alors que, servie sur un plateau, la vie, ça se consomme sans zeste ni olive, cul sec, juste un geste.
V3 : « Oui, ça fait longtemps que ça parle, ça dure. »
Vassiliki :« Non, ça fait longtemps que c’est dans le mur, c’est dur«
Germaine lève les yeux au ciel, les deux autres comparses l’agacent, elle se décide à prendre la pause.
Elle abandonne la machine à rayon rouge dont le tic-tac silencieux permet le contrôle des parcours dans les trains, de mesurer l’âge des souvenirs, la dimension des espérances.
« Et tout ça, dit, elle« , tout de même assez loin d’un phrasé durassien. Puis ajoute : « Je l’ai déjà dit (oui, murmure Ydit) voyager en croyant arriver quelque part est la plus archaïque forme de l’illusion. Trente trois ans d’initiation aux voyages, alors je sais de quoi je parle. »
Tout le monde la regarde, sur le quai. On avait des facteurs à cheval, des douaniers lisant Rousseau, mais pas encore de contrôleuses abonnées à Socrate, 33% de réduction avec la carte Merveille.
« Parfois, relance Ydit…mais on l’interrompt si vite que son parfois devient jamais .
Germaine : « Toute cette histoire ne sonne pas juste. A votre place, je passerais à une autre OUBLIe. Tant pis, on ne saura pas ce que vous tentiez de raconter. Mais on ne voit pas qui ça dérangerait ? »
Pour Ydit, une fois encore, raconter c’est mentir. Plonger les mains dans la mémoire, ce n’est pas ouvrir le coffre des pirates guillerets à peine fatigués de leurs abordages sabordés.

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Se souvenir, c’est lâcher un rhinocéros de chasse à l’entrée d’un terrier depuis longtemps oublié de ses propres mineurs.

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Derechef, V3 lève les yeux au ciel.
Ydit s’arrête. « Pourquoi ce silence ? »
Vassiliki : « Vous cherchez un souvenir? Alors, vous cherchez des histoires ? »
Ydit raconte qu’il hésite. On est dans la centième séquence publique d’OUBLIeS, presque cent-vingt publications. Une histoire de trains, encore? Métaphore si banale de la vie roulée ?
Germaine, pour tout dire, franchement, préfèrerait qu’on arrêtât un peu de lui casser les rouilles avec les rails, qui se recoupent et s’égarent, ou les passages à niveau entre deux montagnes pour jamais crues infranchissables. Et toute cette sorte de balivernes pour vieille baderne sortant du mess un soir de carême.
Ydit suggère : « Le mari de Berthe, et l’étude de marché pour lancer une revue littéraire ? »
V3 : « Si on parodiait ? « La mémoire est la paresse de la cervelle », ça vous irait ?
Germaine, se prenant au jeu :« Ah oui, la mémoire est la maîtresse de la cervelle« , pas mal.
V3 : « Sa caresse, sa rudesse ? A la cervelle? La mémoire ?«
Vassiliki, sans avoir identifié la source ( ce qui est le pire malheur d’un agent trouble) : « Le grimoire est la jolie fesse de la dentelle ?« .Ou alors: » La crécelle est le miroir du désespoir ? »
V3 se gausse, s’esclaffe, il s’oublierait presque à ricaner en silence, si le silence, pour un écrivain, même philosophe, n’était pas la forme même du ricanement. « Ma pauvre, il faut tout de même que ça ait du sens, même si votre cervelle en dentelle fait assez tonton flingueur. »
Vassiliki, désormais lancée dans la découverte irraisonnée des plis intime de la langue :« Le ciboire est la finesse de la bretelle », c’est bon ou pas ?
Germaine : » Et que diriez vous de: « Le grivois est la jolie fesse de … »
Ydit, continue à chercher à peindre sur le motif : « Je pourrais aussi réciter L’époque ancienne, il y a si longtemps, où l’on prenait prétexte de sortir le chien conjugal pour appeler l’amante depuis une cabine téléphonique ? »
Vassiliki la Russe : « Le droit des remords, vous avez, dans les OubliEs, vous ? Chez moi, le remords, son petit nom est Lubianka. »
YDIT : « Ecrire, c’est toujours s’excuser ? Vous savez bien, surtout en langue slave ». Un silence, il médite. « La morale est la faiblesse de la cervelle« , c’est la source. « La mémoire est la compresse de la cervelle, »ça vous va? »
La Russe, les auditeurs s’en doutaient, rappelle qu’elle est à la disposition d’Ydit quand il veut solliciter son pardon, autrement dit : écrire.
Elle doit un rapport pour les Organes, la Russe, aucun autre motif à sa présence ici. Et depuis le temps qu’elle parcourt à grandes enjambées la broussailleuse mémoire d’Ydit, comme un Mongol galope sa steppe, elle avoue que ça fatigue, le doigt du souvenir sur la gâchette du devenir, non mais. C’est vrai, des fois, le bredouillement narratif, ça suffit. Des fois.
Ydit, observe l’arrivée d’une rame de banlieue. « Tiens, rêve-t-il, de menues gardeuses de temps venues de La Ferté, ou Farmoutiers, assez tendres et tendues, traversent l’ombre sèche que le mouvement de vivre laisse sur son passage dans les gares et les départs, ou dans les cales des cargos pour en route pour l’entropie. Comme l’ébauche d’une herbe projetée sur un mur blanc que la lumière a rendu bavard ? A propos de mur… »
Ydit semble avoir trouvé le sujet. Ouf .« On pourrait aussi, peut-être, dit-il , se souvenir de la honte, Anne de B. , le tout petit appartement crépi de faux-plâtre aigu, les pointes au mur près du lit étroit où l’on naviguait nus. Comme on s’agitait un peu, ainsi que d’usage en cette sorte de circonstances, les aspérités du revêtement griffaient la peau plus vite encore que le rythme du désir. Après l’amour, Anne de B. devait se maquiller au mercurochrome et se réparer au sparadrap, ça faisait un peu session de clown pour enfants leucémiques dans les hôpitaux de Nevers. Belle OUBLIe, non ?«
« May be, it could be worst », selon V3 – anglophile malgré l’époque, mais – hop- c’est déjà trop en dire, et voila encore une cartouche de passé tirée en vain vers le présent du récit. Et puis, avec le train de banlieue… »
Ydit récidive, essaie de chauffer la loco sans bouillir le choco : « Elles passent, elles courent, leurs silhouettes déjantées tentent d’attraper le métro, le bus, un tram, elles passent soudain, élastiques et tendues, fluides au milieu de la lourde densité de l’univers, posées partout en uniques explication des univers,

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je les regarde couvert par mon air si niais d’observateur bénévole, elles courent vers la porte qui va se fermer, toujours les portes expriment leur absurde et binaire désir, ouvert/ou fermé, on voit d’elles sur les quais du monde un pur moment de mouvement, l’immensité joyeuse de leur mobilité sans retenue, de leurs silences pour rire, et ce sont des instants de grâce et de stupeur,

toutes ces années après encore ma surprise et mon bonheur, elles passent dans le cœur immobile de ma tendresse, jouant la comédie de leur fuite, et je les vois dans leurs vérités, elles vont, courent et se vengent.
Quelle émotion pour elles, que je méconnais, que tant de métros aient malicieusement clos sur elles des portes impénétrables, et transformé en clôture presque monacale toute issue de secours possible. C’est beau. »
Germaine : « Ydit, quand vous parlez des filles qui passent, on dirait Dante mis en viager par Béatrice, ou de l’Eluard réduit aux caquets, c’est léger comme le foie de Verlaine après l’absinthe. »
– V3 : « Ou la foi de Verlaine après l’absence? »
– « Ah, toujours le mot pour fuir ! ET si l’on pouvait dire la poésie de la vérité depuis le quai d’une gare ou le wagon de queue, Ydit, mon pauvre, ça fait longtemps que vous seriez le Platon du Paris-Coulommiers ! Mais c’est pas demain que vous allez faire votre entrée vivant dans La Pléiade. »
–Alors ?
–Alors, faut voir.
Mais, sur la Pléiade, et sur les portes ouvertes ou fermées, ou sur un petit copain de cet homme dont ‘la morale est la faiblesse de la cervelle’, vous n’avez pas perdu « BOUSSOLE » au moins?
Vassiliki, l’agent double, sans un trouble, s’assied sur les bords des fenêtres, s’allège du paraître, dans la salle des pas perdus, regarde venir, fin sourire, un peu lasse, mais ça passe.
V3 tire sa montre du gousset où elle se mélange aux billets à ordre, à son âge on a le temps…La drôlerie des vanités…On fait la lecture publique, après tout, parfois, en son temps, c’est aussi bien de raconter les souvenirs des autres ?
Ydit, avec la lenteur prise pour développer les caramels à un franc distribués par le boulanger près du collège, villa du Pré, lit :
« Le directeur de l’Institut français de recherche en Iran, éminent orientaliste, fulminait dans son bureau au point de le quitter, d’arpenter le vestibule en hurlant » C’est un scandale »! et provoquant immédiatement la panique chez ses employés : la douce secrétaire(…) se cache derrière ses dossiers, l’informaticien plonge sous une table un tournevis à la main, jusqu’au débonnaire secrétaire général qui se trouve une cousine ou une vieille tante à appeler urgemment et se répand en d’interminables formules de politesse, très fort, au téléphone.
SARAH ( sur le seuil de son bureau, inquiète). Mais que se passe-t-il ? Gilbert, ça va ?
MORGAN ( le foudre à la main). C’est un énorme scandale, Sarah, vous ne savez pas encore? Accrochez vous ! Quel affront pour la société savante ! Quelle déroute pour les lettres!
SARAH ( vacillante, apeurée, la voix blanche ). Mon Dieu, je m’attends au pire.
MORGAN (heureux de pouvoir partager sa douleur ). Vous n’allez pas y croire : ils viennent de virer Germain Nouveau de la Pléiade.
SARAH (ébahie, incrédule). Non? Mais comment ça ? On ne peut pas virer quelqu’un de la Pléiade ! Pas germain Nouveau !
MORGAN ( atterré). Si. C’est fait. Exit Nouveau. Adieu. La réédition ne reprend que Lautréamont, tout seul, sans Germain Nouveau. C’est la débâcle.
SARAH ( tire machinalement sur le crayon à papier qui retient son chignon ; ses cheveux tombent sur ses épaules, en vrac ; elle ressemble à une pleureuse antique). Il faut faire quelque chose, une pétition, mobiliser la communauté scientifique…
MORGAN ( grave, résigné). C’est trop tard. Le Lautréamont est sorti hier. Et l’éditeur informe qu’il n’y aura pas de Germain Nouveau seul prévu dans les années à venir.
SARAH ( indignée) Quelle horreur!…(*)
Dans la salle d’attente, un silence, à nouveau.
Puis, Germaine : « Il faut voir, peut-être, Lorsque cinq ans auront passé ? «
A suivre : Yditblog SPO 91/118 Lorsque cinq ans c’est oublié, 2 : Orage au désespoir.
(*) Mathias ENARD, BOUSSOLE, Babel, Actes SUD, 2017, p.254-256
Didier JOUAULT pour Yditblog SPO 90/117 Lorsque cinq ans c’est dépassé, 1 : hagard de triage
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