RAPPEL : Séquence publique d’oubliEs numéro 91/ post numéro 118 : De grandes baies vitrées dépourvues de rideaux, il faut avec peine les occulter.
Pour la troupe »Le carré du Pré », c’est la vaste tournée à L., deux représentations, à commencer samedi soir par le théâtre municipal, bondé.
« Ce soir tous ont bien joué« , dit Sergio « Même l’ami, même Anne ». Le maire approuve, c’était mieux que le Paris-L., dernier match de foot, 4 à 1, une vraie dégelée, et puis ces masques, ces costumes, la musique de Raval, enfin Ravel. Il se lève, clique son verre, dit merci, merci, trois fois merci. A la revoyure.La troupe est pauvre : il faut partager la chambre, lits jumeaux à l’hôtel du cheval rouge. Sergio veille à éviter tout mélange, pas d’Anne près d’Ydit : demain on joue, sans mercurochrome ni sparadrap!
Yditblog SPO 92 spot 119, Lorsque cinq ans auront passé, tu sais parler mais c’est tout seul (scène 3/3)
Dimanche, c’est matinée, et alors en matinée on joue, c’est tout.
En route, une voiture se perd.
Pas étonnant, si le Sergio conduit comme Ydit décrit, observe Germaine.
Pas de riposte.
On se perd, dans les corons, sur les ruelles tracées de rêve plat et de pavés. On ne voit aucune indication, il faut tourner ici, inventer le chemin, c’est par là, non ?..
Le trop lourd déjeuner à la Pizzéria de la Mairie passe très lentement, mais on dégrise- en partie. On redit son texte. On perspective ses gestes.
On révise comme un étudiant à la maison, ça régresse.
Dans les détours du labyrinthe émouvant, la groupe atteint la salle de l’Association des Amis du Fond. Sans doute en raison d’anciens usages miniers, on la nomme « Salle du Déversoir ».
Debout, on y avale d’autres desserts, un coup de rouge, Saumur-Champigny éventé, pendant qu’on prépare la comédie de vesprée.

De grandes baies vitrées dépourvues de rideaux, il faut avec peine les occulter.
Deux ou trois projecteurs qui vont étouffer la lumière. Des chaises en métal encore empilées.
Une poussière grise et comme fébrile traverse chaque rayon de soleil, qui la pèse.
« Rien n’est grave, Ydit », rassure Sergio : « Sur chaque scène, ton geste apprend à l’espace ce qu’est la réalité d’un geste. »
Anne, à l’arrivée, avait dit que tout ici paraissait atteint de désert. OUBLIe abandonnée : Anne le souvenir de la honte, Anne de B. , le tout petit appartement crépi de faux-plâtre aigu, les pointes au mur près du lit étroit où l’on naviguait nus. Comme on s’agitait un peu, ainsi que d’usage en cette sorte de circonstances, les aspérités du revêtement griffaient la peau plus vite encore que le rythme du désir. Quittant son lit, Anne de B. devait se maquiller au mercurochrome et se réparer au sparadrap, ça faisait un peu session de clown pour enfants leucémiques dans les hôpitaux de Nevers.
Sergio, qui aimait tricher avec les mots pour paraître réfléchir, répondait que c’était « justement ça, le théâtre, l’essence de tout livre : il n’y a rien, l’absence, le vide et soudain c’est si rempli de mots qu’on pourrait croire à la réalité de l’existence, enfin presque, si on avait un peu bu », et il vide son verre. Sur la porte on avait lu cette unique affichette : 15 heures, matinée, club théâtre, le dramaturge assassiné par les franquistes, et les comédiens de Paris.
Des paravents figuraient les coulisses, les toilettes servaient de loge, on était prêt à entrer en scène ainsi qu’on écrit : corps et paroles dans une apparente vérité, qui confine vite à la stupidité.Sergio, raconte Ydit, avait du goût pour ces formules creuses, qui éblouissaient de leur charge vide les plus jeunes des filles dans la troupe.
Un peu avant l’heure, c’est le silence de la scène. Personne, dans la salle.

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De la cour vers le jardin, on s’adresse des signes, on interroge Sergio, masqué pour son rôle. On écrit des testaments, on attend, on récite des lettres d’adieux devant notaire,
on va monter la tranchée. Sauf que l’en face est vide. Vers qui diriger la baïonnette du regard ?
C’est un peu après 15 heures qu’entre une jeune femme avec son air timide.
Elle pousse à peine la porte d’un spectacle sans doute commencé, mais qui l’espère, et elle ne le sait pas. Elle retire ses lunettes, si elle en a.« Ainsi va la vie », aurait dit Sergio. Elle observe la salle où les chaises disent un avide questionnement à l’absence. Une esquisse de départ, elle s’est trompée sans doute? Mais voici que Sergio sort du paravent: « On va commencer ! »
Elle s’assied au quatrième rang, présente des explications. « A l’Université, le théâtre, son mémoire, l’auteur, elle voulait tout voir de lui, elle avait raté la troupe, à Paris… à Paris , elle avait voulu voir la pièce, et la voici donc, elle avait pris toute cette route, dimanche, matinée,pour la troupe, jusqu’au coron de L., pas facile à trouver la salle, riait-elle, on se perd dans les ruelles, pas de fléchage, excusez moi, c’est combien la place au fait? »
Enfin elle comprenait que, seule, et eux tous, en face, sur la scène venus ensemble, elle seule, c’était insolent comme un spectacle de toros pour une reine anglaise. Elle proposait qu’on en reste là ? « Le carré du Pré » s’exclamait, reprenait l’ombre derrière les paravents, et proposait à la spectatrice de donner les trois coups.
Et la voici elle qui regarde, seule, installe son attention, fouille la source des mots.
Tous les autres jouaient leur scène.Vite, les corsets montraient les poitrines sous l’étoffe des paroles : le texte échappait, les scènes dérivaient, on improvisait dans l’humeur tiède qu’offrent les fins de saumur-champigny. Elle riait, sur scène on s’apostrophait, mais c’était pour ne parler qu’à elle, la femme du quatrième rang. Un doigt l’interrogeait, un geste l’interpellait, qu’elle vienne sur scène, elle répondait en silence : ‘non’. Ils insistaient on ‘filait’ du texte et défilait les mots. C’était comme de raconter un rêve avant même de s’en éveiller.
Ils l’invitaient à jouer un rôle nouveau dans leur scène, en détournant les mots de l’auteur.
Elle se préférait en spectatrice, on la comprenait : jeux de soi sans réserve, répliques inventées, demi fous-rires mal retenus, la comédie poétique s’habillait de ses costumes de farce aimable, des capitaines de polichinelle croisaient des Sganarelle en dentelle, ça n’aidait à rien pour le mémoire à l’université, mais la spectatrice éclatait de rire, quittait son rang pour gagner une place près de la fenêtre.
La représentation avait duré deux fois plus longtemps, à la fin ils avaient longuement applaudi leur spectatrice, lui avaient offert la dernière part de gâteau.Ydit raconte : La jeune femme est repartie. On range, dégrisés, les accessoires que cette ‘dernière’ sans public rend à leur vanité. On empile les chaises froides. Plus tard, on apprendra que l’Association des Amis du Fond avait oublié la date et l’information.
Réinventer soudain, pour un seul instant, pour une seule mais venue de loin, mais ici venue pour cela même, réinventer la partie, reprendre en désordre les mots appris pour donner autrement les mêmes gestes, alléger les corps contre le poids de sa propre mémoire, et – surtout- réinventer à chaque minute un texte qu’on disait écrit, transformer le passé en mémoire, raconter le mensonge comme un étourdissement rieur, c’est exactement cela, ne croyez vous pas, écrire des OUBLIeS ?Sauf, dit Voltaire, sauf que tout ce fatras de L. fait un peu too much sérious, is not?
Germaine, « Oui, on croirait que vous rêvez de « Ecrire pour la postériorité » (Ambition d’une autre sorte »).
But, ajoute V3, « Il est grand taon d’oublier les piqures d’antan »(Sérénité)
D’autant, dit Germaine, inspirée par la scène, le théâtre, le dramaturge assassiné, le mur portant des gouttes saignées d’Anne, ou par le pur esprit devin du saumur-champigny : d’autant que « parler c’est marcher devant soi » (Un Dernier mot ). (*)
(*) Ces trois citations : Raymond Queneau, « Les Oeuvres complètes de Sally Mara », L’imaginaire-Gallimard, 1989, p 357 et 360.
didier jouault Yditblog 92/119 Lorsque cinq ans auront passé, tu sais parler, mais c’est tout seul (scène 3/3)
Tiens bon (les feux de) la rampe!
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J’tiens la trempe…salue les amères loques 😌
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