Ydit, fort : »Elle est retournée dans la cuisine, et j’ai seulement alors vu que son petiot short rouge était vraiment serré »
– « On s’en doute, ça, vous remarquez toujours, rouge ou vert, le short, personne ici ne vous reprocherait votre manque d’attention à cette partie du monde en marche.» grommelle Germaine. Elle s’imagine accompagnatrice de bord dans une compagnie ferroviaire exotique. Smart et polyglotte, cravate Mercure sur chemise Hermès, elle regarderait passer les touristes en route pour Ferrare, Mantoue et d’autres torpeurs mousseuses.
–« On peut toujours rêver », se gausse V3,« encore faudrait-il l’intelligence d’une madone et un deux pièces Villa d’Este. »
Mais les Séquences Publiques d’OUBLI mênent leur vie, leur bon train.
Dans le hall du 104, Ydit a commencé plus tôt la toujours implacable parade de la SPO, comptée numéro 104.
Au 104 , le 104, c’est l’adresse.

Ydit tente à l’établissement culturel dit « le 104 » de reconstruire un carré de fidèles : ils sont là, quatre usuels comparses un peu usés par leur figuration aimable d’usagers sereins. Ils ne sont pas seuls : les passants du quartier viennent ici donner pour d’autres Semblables le spectacle gratuit de leurs entraînements solitaires. 
On échange, on brocante les spectacles inaboutis, on expose les travaux en cours. C’est le 104.ERspace municipal vaste, ouvert à tous les quartiers du coin, sans pitié pour qui vient s’y exposer. On passe montrer à des publics volages mais bienveillants ce qu’on a inventé avec amour dans le silence du miroir.
–« On fait vite? » demande Voltaire, dit V3, en raison de ses vernis comme de son décapant : « Je manque un peu de temps, ces temps-ci, voyez-vous, cher Ydit bibi, c’est dû à l’age »
Tout en se promouvant d’une hanche habile vers le premier plan, la petite nouvelle, pas si neuve toutefois, Marina, (voir et revoir les six ou sept SPO précédentes, on ne peut tout de même pas tout raconter de nouveau comme si c’était du nouveau) Marina sobrement abuse de l’anticipation, arme fatale du narratif, comme le verbe croire est l’ennemi de l’impératif : « Tout à l’heure, Ydit, vous direz : « son petit sein rond de boulangère bruni par l’opacité du seigle…« , non, je me trompe ? »
Ou, mieux : « Son petit pain bleu de boulangère pétri dans la densité de l’épeautre, et il y a quatre épeautres, vous savez, pour les évangiles des moissons? », dit soudain la Russe, Vassiliki la bien nommée, avec un accent qui ferait de l’épeautre une épaule où pleurer, si l’humeur y était, y es-tu?
Ils regardent Vassiliki, surpris. Elle s’explique, s’excuse, s’expose : « Je cite un poème de l’Ukraine après la moisson du Père des Peuples. Vous allez raconter Polka, et votre Polka toujours admirait le Petit Père des Peuples, non? »

Ydit : Puisqu’il faut aller vite au terme, hâtons l’origine, non?
Enfin, Ydit raconte qu’il va raconter PolKa. Et aussi Polki, peut-être un peu. Surtout Polka, oui Polka nous voilà.
Il récite que, en réalité, les premiers moments de leur histoire relèvent quasiment de l’archéologie intime, et se mettent à jour avec le fouillis d’une enceinte médiévale découverte par les travaux du parking de l’église, puis voici que surgit le mur des Romains, pierre rude des émotions et brique tendre des mémoires, aussi un peu de parois de terre sèche gauloise, des marches, des angles, pour finir apparaissent des os que la chair a quittés, en vraiment très sale état, cimetière de mémoire si ancien qu’il n’est plus nécessaire de prier depuis longtemps pour racheter le poids des âmes mortes. Ou des souvenirs déchus. Des pioches arasent les passés. Ainsi est l’archéomagnétisme de la fouille mémorielle, on le sait, tu programmes une tranchée pour les tuyaux de la vie, et tu finis sept couches plus tard en avalant les témoignages de jadis, drogue d’adrénaline, contre le choc violent d’un passage de scorpion dans les fissures du vieil oubli pas bien naturalisé.

À propos de funérailles, le 104 est ce lieu superbe et paradoxalement vivant qui fut l’espace funéraire central de la ville de Paris : salles, marbres, entrepôts, couloirs, vastes sous-sol.
C’est devenu l’endroit ouvert et libre où l’on vient s’assoir, parler, manger des joints et fumer des pommes, parfois passer la main dans le dos d’une amie ou remonter en colère la fermeture éclair du chemisier, enfin se donner en spectacle et de rencontrer les voisins du quartier comme les amis venus de loin, parce que certains jours c’est assez de ne montrer qu’à son miroir sa propre vie. On tend à l’exposition du chef-d’oeuvre. 

Alors on vient boire un coup de rouge avec un copain noir ou un petit noir avec un copain rouge, ça dépend de l’heure, la langue permet tout si l’on y met les bonnes couleurs?
–« Et donc? » S’impertinente Marina, décidément trop jeune encore pour aimer les prémices ou les programmes de visite.
YDIT : «Il y a quarante ans, avec Polka, et c’était alors Jojo son double, et avec Libourne- qu’Ydit aidait à s’endormir assez souvent- ils vivaient en partage trieur et câlin des jours mixtes au hammam de la rue des Rosiers. 
On était amis, on se retrouvait là, on y buvait du thé à la menthe brûlant, sur la mezzanine. Dans la salle de repos, des gros hommes ronflaient un peu, et l’on écoutait des copains anciens, serviette blanche nouée autour de vastes reins, disputer de volumineuses parties de rami, arrête, Serge, tu triches. C’était pareil avec le tarot, tous les Serge trichaient. 
Les quatre sêchaient ensemble leurs sueurs, simplement parés – plus jeunes – d’une vigilante nudité soucieuse de se monter sans s’afficher. En ces temps, il y avait comme l’habitude un peu sotte, au-delà des habitudes un peu fortes, de montrer le plus ou moins Grand nu, descendant ou pas un escalier, dans les profondeurs du hammam. 
C’était une forme de choix vaporeux couleur de peau chauffée. Les soirs de grande émotion, si par exemple un mouvement populaire avait cogné le gendarme de guignol, ou si des élections en banlieue s’affichaient rouge, Pölka s’amusait à la farce bourgeoise de l’avant et depuis, par dérision : la même pose, pour le photographe Ydit, Polka vécue en textile d’époque, ou montrée en pure plaisanterie sans plus rien que sa peau sous l’objectif.
On ne peut pas dire que Jojo appréciait cette modalité impertinente de ce qu’il nommait l’humour de classe. Malgré tout, plus tard, avec d’autres, puisque le premier linge était tombé au sauna-pour des vacances-on descendit l’Ardèche, nus encore, et en kayak.
Sur les bords, dans l’eau à faible flux, les voisins aussi prenaient l’ombre des arbres pour unique vêtement. À la nuit, peau brûlée partout, on s’habillait de vieux jeans et de baskets blancs pour aller ensemble écouter les discours révolutionnaires 
et les concerts-tumultes, dans les fêtes populaires qu’organisait un quotidien alors pétri d’humanité.
Sur la rive d’Ardèche, à l’étape, on avait éludé la proposition d’un gendarme qui faisait encore plus nu sans son uniforme, et qui proposait du Ricard et du milet.
Pour la fête, on acceptait toutefois les petits rouges si frais que les tenir en main forçait l’ébriété
-sinon l’estime.

Ydit raconte(enfin) qu’ils avaient assez de temps pour en perdre un peu. Aussi, on jouait au tennis, on allait courir dans le bois, on lisait des livres, souvent à deux qui n’étaient pas le couple, mais on n’entendait rien de ces dialogues parallèles.
Ydit raconte ( il tente de se hâter) la simple amitié un peu tendre, un peu mièvre dirait V3 s’il n’avait pris congé le temps d’une vaste somnolence, l’amitié assez complice, trop intelligente, et que les moments déshabillés couvraient d’une teinte un peu légère.
–« Nous, les filles de notre génération, ces choses là, on ne sait pas, vous avez donc raison, Ydit, de rappeler. C’est bien d’empêcher l’oubli. »
Germaine protesterait : Ydit, c’est justement l’inverse. Mais l’inverse de la volonté de l’oubli ne prendrait il pas la forme d’une exigence de mémoire ? Au 104, il est trop tôt encore : les sophistes d’après le spectacle ne sont pas encore arrivés. Germaine ne dit rien.
Aussi, pour son public à l’usage inattentif, Ydit raconte ( mais comment rouler vite dans une mémoire si vieille?) qu’au début de l’été, ils étaient ainsi allés à trois, Polka, Jojo et Ydit, terminer de vider en Dordogne le pavillon de ciment et de bibelots que la grand-mère venait d’abandonner d’un coup, pour cause de décès. Il n’y pas de motif plus sérieux, à cet âge..


On éparpillerait les douceurs des cartes postales et lettres d’enfants, on éviscérerait l’épaisse armoire, on déposerait dans les ombres à la lisière d’un champ de blé vert un nid de mulots découvert au cellier. On trouverait dans un tiroir la carte immatriculée d’ancienne des camps, on n’oserait y toucher…
On avait mis au frais dans le ruisseau le vin blanc disputé aux mousquetaires de la route.
Vassiliki semble hésiter sur le sens de cellier, la sellerie lui échappe, la selle, pour elle, est hermétique.
« -Certes, certes, et donc ? » brutalise à nouveau Marina, dans la jouissance des précipitations de mémoire qu’on sent ralentir. Comme s’il fallait attendre que les feuilles de passé chutent d’elles mêmes, alors qu’avoir vingt ans c’est justement tousser sur les arbres de souvenir. « Allons plus vite », va dire sans cesse Marina, « escaladons la fulgurance du présent ».
« Yeah, yes!« dit V3 réveillé (il love English),
« Yes, Man, les voyages forment la jeunesse mais ils faut oublier la gourde, et ménager sa tonsure, surtout si on va à Des Moines! «
–« Des fois, dit Marina, votre vieux pote Voltaire, le fameux V3 plus vif que toute bombe volante, des fois, là, on l’aime bien, quand il est embué dans ses Lumières, mais tout de même, ça commence à dérailler un peu, non ? »
A force de penser, un ce ces jours il va se prendre pour Deleuze. «
Germaine-des-rails : « En attendant, encore un train de récit qui n’a pas quitté le quai, on part quand? »
Ydit prétend qu’on est partis : l’oubli du jour – un drame pour finir- commence par les racines, comme toujours. En conséquence de quoi ce dit du jour, ceci d’Ydit, est la part première du récit. On en comptera cinq.
–« The part One, in fact, isnot it« anglicise V3- dont les déambulations linguistiques sont de plus en plus transfrontalières.
Marina dit qu’elle va sans doute finir par s’habituer à ce rythme, genre apéro de maison de retraite, après tout avec ce bon vieux Richard Millet ça ne progressait pas bien vite non plus, mais …
A suivre très vite qu’on le veuille ou non : S.P.O.105 : Toujours autant de sang sec au 104, c’est la Polka des mulots!