YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 55/99, Chapitre 18 – milieu. Je me verrais tout à fait sautant sur place.

Dans le vieux Ferrare, celui des touristes et des vrais habitants, qui fut celui des Juifs accueillis par la famille d’este, en ce matin de Festival, il y a peu de monde aux terrasses : ça cuve son Prosecco. Passant rue Mazzini, je photographie les plaques-souvenir qsur la façade de la synagogue, dans une lumière en train de grandir ; des passants de nouveau me regardent, s’étonnent, tentent de comprendre mon intérêt pour ces portes et fenêtres closes, les murs fatigués, qu’on dirait abandonnés, ou des plaques désuettes. Une famille très scandinave survient, couple et trois enfants, tout le monde à vélo, sac à dos, en fuseau, des oiseaux, sacs à peau. Le père stoppe, regarde ce que je photographie, comprend, appelle sa bande, montre l’étoile de David au linteau, entreprend une explication, me regarde comme si j’étais une espèce de bienfaiteur personnel de sa descendance, grâce à moi préservée du déni, pour avoir montré ce qui menace de ne plus être vu. L’Alzheimer social pose de l’ombre mortelle sur les lumières de l’Histoire. A Ferrare, très vite, on ne voit plus rien du passé à peine passé, voila ce que raconte aussi l’œuvre de Bassani.
Au Palais Diamanti, plusieurs des salles sont en cours de restauration. Ferrare semble assise dans son séisme, comme en état de choc permanent, une cycliste dopée tombée dans une descente, encore un peu hagarde, au centre d’une auréole de plâtras, incertaine surtout de ce qu’il faudrait commencer à faire pour réparer. Si jamais on peut encore réparer. Quoi que ce soit. Ici ou ailleurs. Mais oui, on peut. C’est ce qu’on fait. Repérer. Espérer qu’on repère et répare.
Bassani évoque, par endroits, les destructions bien plus lourdes pendant la guerre, et comment toutefois les fantômes des fascistes retrouvaient, eux, la puissante présence de nuire –loin de toute réparation. Rien de tel : depuis, Ferrare est devenue cette ville du festival des musiques de rue, exaltant ainsi sa détresse même pas cachée, celle d’une vieille qui refuserait d’exhiber sa peau désormais trop large sur les muscles amoindris. Si j’aime Ferrare, c’est qu’elle ressemble à nos vies banales d’hommes ordinaires (et quelle arrogance de se croire autre chose qu’ordinaire) : elle a aidé, elle a menti, elle a gagné, elle a trahi, elle a aimé et puis encore abandonné, tout ça n’empêche pas de vivre. Et de rouler en short à vélo, sur les pavés arrondis.
Sur le plan de Ferrare je note parcours et projets, même si, à mon âge, le second mot semble au bord de l’imprudence ( ou des impertinences) et au cœur des impatiences. Je circule dans la vie et dans la ville comme sur un à-pic d’une falaise, mais la marée n’apporte plus que les échos lointains des chalutiers disparus hier, ou les éclats passés de phares tournant à vide. Pas la moindre nostalgie dans tout cela, non, vraiment, pas l’élémentaire tristesse d’un départ, non rien que l’habituation paisible au mouvement de vivre, puisqu’il trace la certitude de sa propre fin. Et, ajouterait Spinoza dans un chapitre demeuré fameux, mais rarement cité, on se demande pourquoi, si les hommes âgés (car il parle peu des femmes qu’il aimait peu) sont à l’origine de projets, ce n’est pas dans le dessein de les réaliser (souvent c’est trop lourd, épais, visqueux, trop privé de couleurs), mais seulement pour le bonheur cru étant projet, car le projet – dans l’immédiateté de sa formulation présente – convoque la possibilité (l’évidence?) d’un avenir malléable. Et toc. Avouons que, pour lui, se mettre a écrire à cet age fut assez brumeux.
Ricanant ainsi et en silence de formules que j’expédie parfois vers la mémoire de l’IPhone, je découvre au coin d’une rue la superposition de quatre ou cinq panneaux indiquant diverses curiosités ou splendeurs mondiales dont je n’ai strictement que faire, mais l’une des flèches – superbe hasard- livre ces mots : «  Maison de Giorgio Bassani ». On regrette, à mon âge, d’avoir choisi les mots, pas des dessins : sinon, je me verrais tout à fait sautant sur place, de maigres spirales sous les pieds, corps à demi courbé, menton en avant : Tintin découvrant le sabre du Lotus bleu, Tournesol dans la danse de sa furie, Rastapopoulos derrière un palmier, sale mec pour les temps et les temps des lectures et relectures, les cigares sans pharaon.
Je ne voulais pas renoncer au jardin et à son banc, aujourd’hui rien ne permettait d’anticiper sur un parcours enfin utile et, voici, hasard, croisement, on ne sait quoi : le panneau. Lui-même. Simple. Evident. Sur la plaque d’émail en partie éclaté de rouille ancienne, un récent amoureux salace et rigolard ( car une amoureuse ne le serait pas ? Ou est-ce une illusion de genre ?), pendant la nuit sans doute, rêvant en revenant de chez elle (de chez lui ?), rêvant et reconnaissant, ajouta au feutre épais et noir deux indications précises et obscènes : ==>‘casa de Elvira’ souligné d’un ovale fendu entouré de traits noirs divergents, illustration qui laisse peu de doute (ou d’imagination) quant à la nature de l’objet (ou du sujet?). Et l’autre signe, indiquant la direction inverse, contient (en plus petit) l’information ==>‘casa d’Alberto’ inscrite au sein d’une figuration phallique ma foi de belle tenue et d’intéressantes dimensions – à supposer que (contrairement à son habitude) le désir n’ait pas amplifié les apparences du réel.
De véritables flèches indicatrices sont variablement lisibles, en partie cachées par des lierres ou des ronces qui les grignotent, de guingois, comme désespérées d’apporter une information précise. L’une paraît fléchir vers les pavés ronds et l’autre s’étirer vers les nuages – du reste absents du ciel depuis un mois, sauf orages. Je suis l’indication, espérant, mais au carrefour suivant, plus rien qui concerne la maison ou le jardin ( ou même le banc, ou l’ombre, ou le chat gris, ou la trace des fuites d’huile de la FIAT, ou la cendre de pipe) de l’amico Giorgio. Répétition lassante de l’échec. Impression de déjà vu, déjà fait. Déjà cru trouver, déjà aussitôt perdu. Répétition. Réédition. Malversation : à Ferrare, les panneaux trichent à chaque carrefour.

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Didier Jouault pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 55/99, Chapitre 18 – milieu. Je me verrais tout à fait sautant sur place.

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 54/99, Chapitre 18 – début. C’est encore trop tôt pour le dernier départ.

C’est encore trop tôt pour le dernier départ

C’est toujours un peu étrange de s’éveiller ainsi : nu et seul dans un lit, encore davantage celui de Silvia. Je ne suis pas certain d’aimer cela, tous ces matins en BnB silencieux dans les lits muets de ces femmes exilées de leur propre intimité. Il faut attendre plusieurs minutes, encore, que le mouvement de la lumière derrière les volets, peut-être, reconstruise le monde à la mesure d’une justesse nouvelle, que l’effacement de raideurs matinales permette la mobilité, que dans la nuit soient rentrés chez eux les fantômes en tongs mous et Bermudas mouillés de bière ou d’urines, les squelettes à vélo sans selle ( car à quoi bon une selle ?) squelettes bien planqués au chaud dans les fesses rondes des filles, cette image fait sourire.

( Sauf les Juniors de mon Agence, hypocrites comme on l’est à cet age des ambitions, des multiplications avez zéro sur le bout de la langue, des masques sans rétention).


En écartant le double volet que des plantes retiennent un peu, je m’aperçois que je suis resté nu, sans intention, sans malice, réellement par inadvertance (car je ne connais pour moi pas la moindre pudeur du corps, jamais, peu importe qu’on me voie,) mais je crains de choquer, bien que le jardin rose, vu depuis la chambre du premier, soit vide même de ses chattes. Je ne parle jamais de mes blessures intimes, restées secrètes et je souffrirais qu’on les connût. Et qu’on surprenne ma nudité m’indiffère : mes chairs ressemblent à toutes, en plus vieux que les statues des jardins hellènes…
Mais je perçois bien que l’époque est à la restriction, côté nu pile et face.

Sur les plages de Quiberon les jeunes mères du XVIème ont rangé leurs poitrines, parce qu’on mélange respect de chacun et pudibonderie, qui est l’irrespect du naturel ? « Non, Mon grand, mon Michel ? »

« Oh là là, beaucoup trop vaste débat pour nos têtes d’Anciens », écrirait le vieux Sergi. Controverse (d’ailleurs inaudible en son temps) sur laquelle Foucault ( visionnaire, surtout de nuit ) refusa de s’engager, lors du célèbre dîner avec Roland et le jeune Hervé ( Jean-Marie s’était fait excuser, une mauvaise passe), au chinois de la rue des écoles, « chez Oncle Oh ! » ( le propriétaire détestait le Vietnam), je cite ( selon des sources informées) : «  Mon chéri, affirme Foucault en finissant le saké, si tu te dis que tu aimes ton cul, tu passes pour un nœud, et si tu dis que tu n’aimes pas les nœuds, tu passes pour un faux-cul, donc le mieux est de se taire, mon petit Hervé.Il va de soi que je n’aime pas cette sorte de vulgarité feinte, je ne répète ces horreurs que par un sens pur du devoir.

Le boulot de l’Agence : faire-part du vivant.
A Ferrare, ce matin, si je restais, à m’émouvoir du soleil posé sur la chair, et que Silvia m’observât sans se montrer, d’un recoin de sa terrasse au deuxième, qui de nous aurait tort ? Elle, de me regarder? Moi, de ne pas couvrir ? A qui montre-t-on qu’on se montre, s’expose ? Et ici-même ?
En bas, dans la petite cuisine, le café est fort, épais, un bol plein, car la nuit a cette fois encore été courte, et c’est bien, je n’aime pas m’endormir. Parce que j’ai ouvert la porte fenêtre pour mieux aspirer l’odeur vieillie de chèvrefeuille et de jasmin, j’ai passé un short blanc, une trop large chemise rose et vert. Le Doliprane rouge et jaune flotte sur le café. Multicolore matinal.

Les chattes ont un peu montré ( à qui ?) le museau, posé leurs coussinets sur la table rose, pris la juste distance : le jour va être simple comme une fable.

Deuxième bol en main, je m’assieds sur la petite chaise noire, dans le silence à peine parfois traversé de très lointains bruits venant des rues proches. Mais il ne passe pas de voitures dans le vieux quartier, l’ancien ghetto, on vit Ferrare à pied – ou à bicyclette. J’aime l’expression «  déplier les mèls » qu’utilise Sergi devant les lignes d’Outlook encombrant son écran. Le plus vite possible, je donne aux affaires du matin (ou de la nuit) le peu d’importance qu’elles méritent dans le soleil déjà renforcé. Au milieu de cet indispensable mais encombrant fatras, bonheurs des clins d’œil d’Edith et les filles, des saluts de Cécile, Mark, Sergi.
Depuis le jardin, je ne vois personne sur la terrasse de Silvia. Cette femme est une présence qui s’absente.

Dès que j’ai quitté la rue Belfiore, la via Saraceno apporte les sons et les mouvements comme si j’avais soudain rebranché la machine à surprendre les crissements de l’existence. A présent, les itinéraires sont inscrits dans mes jambes comme les pas du berger sur la pente, ou les rêves d’un Homme qui dort.

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 54/99, Chapitre 18 – début. C’est encore trop tôt pour le dernier départ. A suivre…

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