Dans son BnB de Mantoue,qu’elle me « présente », Erika est à soi seule une promesse de vente, efficace et souriante, plus claire que notaire. Je regrette une fois encore l’intraduisible des jeux de mots, surtout stupides.
Schopenhauer le disait, environ, dans une confession qui a été supprimée des rééditions, j’ignore pourquoi, mais qu’on peut lire dans l’exemplaire en Portugais que conserve la bibliothèque de Coimbra, aux armes de René d’Anjou d’ailleurs, mais ce mystère n’est pas le nôtre ( le mien c’est l’énigme du jardin secret de Bassani) : «L’existence du mot ne traduit que les maux de l’existant, et certainement pas le primat de la représentation sur la volonté du monde ».
Bien dit, Erika ! Well done, Sister !
Ici s’achève donc notre mini séquence dite « marivaudage polyglotte, avec inclusion de mufleries – si ce mot a encore du sens-. Du reste, à l’Agence, avant de mettre en forme définitive les notices que j’envoie sporadiquement, comme en attendant les barbares, merci les Juniors, avant de les diffuser, une commission des gros mots fait le ménage dans mon langage.
Mais si je tends la main à Erika, c’est pour la convier à s’assoir sur la canapé en lin grège, qui supporte impassiblement sa présence. Elle s’étonne d’un sourire, mais se laisse guider.
Je dis ma surprise : lorsque j’ai retenu le BnB, sur le site, j’ai bien vu l’image d’un immeuble ancien, XVIIeme joliment rénové. D’ailleurs, c’est très bien chez vous, très réussi, couleurs et miroirs. Peintures en murmures sur les murs. Bon genre pour voyageur. Original et repro et clin d’oeil…
Erika remercie, ce qui est d’autant plus facile dans sa langue qu’on l’appuie d’un sourire large comme un geste : « e cosi ». Moi « Mais j’ignorais que ce fut ici naguère la maison du rabbin ? » Avec un peu de gêne, semble-t-il, elle murmure que la maison a été, comment dire?… Moi, je sais comment on aurait dit en France, entre 42 et 44 : «aryanisée ».
Autrement formulé : réquisitionnée, puis rachetée à très vil prix, parfois symbolique, par un nouveau puissant muni de tous les certificats bienfaisants : quatre grands parents catholiques. Ou à la rigueur plus largement chrétiens.
On dirait qu’Erika comprend, et elle remue un peu ses jambes comme pour partir ou pour dire, mais se borne à jouer l’offusquée. « Ici, en Italie, on n’a pas du tout fait ça, qu’est-ce que vous croyez ? On s’est beaucoup moins mal comportés que vous, les Français, nous n’avons pas Drancy ou Beaune-la-Rolande, arrondissement de Pithiviers, Loiret, et tout est seulement devenu horrible, oui seulement lorsque les nazis eux-mêmes nous ont à notre tour occupés, et ont pris les commandes » …euh… enfin. Elle ajoute, peu soucieuse de points d’Histoire, que « De toute façon, il y en a encore beaucoup, des Juifs, ici, enfin pas dans l’ancienne maison du rabbin, parce que »…Erika s’embrouille, le sent.
Nos échanges en polyglotte primaire s’adaptent peu à l’urgence de la situation- simple remise de clé- on peut mettre sur le compte de l’incompréhension le léger malaise que je perçois. L’incompréhension, ou le malaise – très fugace- de choix qui n’auraient pas été faits?
Plus tard, je saurai qu’ERIKA voyagea beaucoup : en particulier aux États-Unis, où elle rencontra des communautés diverses, plurielles, occasions d’ouvertures (et parfois de couvertures?). J’apprendrai qu’elle fit du cheval au Nevada, prenant leçon, parmi d’autres, des Indiens sortis de leur réserve ( si peu naturelle), dont elle retint des idées de nuit étoilée…Qu’elle glissa, peu vêtues, dur des neiges du Montana. Qu’elle conversa aussi avec, etc., etc.
Pour une bonne fille de belle-famille ( cette fois encore l’adjectif peut glisser sur son axe ),ce sont expériences dont on revient exterminée par la fréquentation des abîmes, Michaux ou chamanes nommés Dom Juan, à moins qu’on ait été peu à peu élevée- en jolie fille de grande famille – à tirer de la surprise ou des profondeurs tout ce qui permet plus tard de vivre avec légèreté les plaisirs et facéties de la vie, en particulier dans la plate Mantoue.
Mais c’est un autre pan du récit, même si les images peuvent-comme on sait- voyager sur d’autres plans de la mémoire que les mots. Il faudra que les paroles rattrapent le retard : l’image surgit, le langage poursuit.
MANTOUE : Lorsque, l’ayant accompagnée à sa porte (mais notre simple remise des clés a duré plus d’une heure), je me retourne, j’observe le grand tableau fixé à gauche de l’entrée. J’ai réglé la connexion, Spotify m’entoure d’une bande-son type piano jazzy tendance Keith Jarret, ou Paul Bley, un peu fantôme, mais le linceul –bien plié- n’a rien perdu de son éclat. Le tableau, c’est un nu cadré court, assez peu figuratif (mais un nu reste un nu, désolé), très pudique au premier regard, mais un nu pudique ça n’existe heureusement pas. Le modèle : Erika ? Tu peux toujours rêver, mon pote. Erika, ses copines se photographient peut-être
dans la soyeuse salle de bains pour essayer le maillot de plage, et oublient ( oublient?) la photo en marque-page dans un livre d’art sur Mantoue. Joli décor, le BnB. Belle mentalité ! Mais mes images vont se multiplier de façon très inattendue, au retour d’errances nocturnes dans la plate Mantoue. Patience, ce sera chapitre 11, début octobre. On a le temps de voir les feuilles que la sécheresse épargne prendre leurs quartiers divers et d’hiver.
Au centre d’une coupelle en porcelaine marquée aux armes de la ville (objet en général défiguré par son intention même), plusieurs cartes pour des galeries d’art, des restaurants, presque tous- si on déplie le plan, au cœur ou en bordure de l’ancien ghetto, pourtant étroit. « La belle Erika » (encore une formule à se faire raboter la notice !) n’aurait-elle pas choisi seulement par hasard de rénover une partie de l’ancienne maison du rabbin ?
Tout fait d’Erika l’inverse de Stéfania de Modène. Elle parcourt sa vie dans une aisance perceptible, tôt conquise, ou vite héritée ? On va bientôt le savoir. Chapitre 11, c’est dit. L’ennui, avec la publication numérique, tout de même, c’est qu’on ne peut pas se reporter tout de suite au chapitre 11, pour répondre à la volonté de savoir. Erika n’admet des visiteurs que parce que ce sont de rencontres. « Que parce que », Proust n’aurait jamais laissé passer la formule, il aurait appelé Céleste en pleine nuit, elle ne dormait pas. Et Flaubert non plus, tout Croisset en aurait vibré, mais il se fait tard : je ferme le bloc sur la couverture duquel Erika aurait pu lire «notes pour rapport ». Heureusement que non pas.
Dans la coupelle, un carton dépasse : une carte longue, format inhabituel, caractères noirs sur fond jaune, porte la mention : Erika Rossi, commissaire-priseur, commissaire d’expositions, art contemporain, galerie Ephémère, rue Giorgio, Mantoue.
Voilà une indication pour une fois sans équivoque. On est loin des vias emberlificotées vers le jardin BASSANI. J’aime qu’on m’indique le chemin. Surtout s’il s’agit de ce bon vieux Giorgio. De son jardin de Bassani. De mon intérieur façon jardin. Mon fort intérieur jardin, ma bastille jardin, ma redoute jardin.
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Didier Jouault pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 28/99, Chapitre 9 – Les notes minuscules débordant l’espace, fin. Prochain chapitre ( évidemment le dixième) pour fêter l’automne, ça vous irait?