Chapitre 10
Le soleil sans pudeur expose sa virilité
Ensuite, je fais le touriste, j’observe, je marche, je déchiffre des plans, je bois des cafés tout le temps et des Spritz à l’apéritif. J’ai pris l’apaisante décision de ne plus photographier les innombrables shorts, sauf exception. ET aussi, pour cette fois, de pratiquer la modalité mineure de l’illustration : l’image qui répète au lieu d’interroger, de troubler, de distraire du récit- quand même plus rigolo.
Dans les rues, beaucoup de grosses cylindrées, Audi, Porsche, BM, Mercédès, Jeep et Chrysler, la ville expose l’opulence…Tôt, en fin d’après-midi, tout ferme, on a bien assez gagné. Mais je marche encore (car que vouliez-vous qu’il fît?), parvenant par le hasard du plan au monastère des Bernardins de Mantoue, en limite du centre. La nef est déserte, mais des répons m’attirent, que j’entends provenir d’une chapelle, en Français. Les Bernardins de Mantoue prient en Français comme je rêve en shorts. On n’est pas tous de la même étoffe, disait Montaigne, fans une lettre égarée.
Ici, tout est symbole. 

Un moine brun passe en bure, disparaît derrière une porte basse, revient, me voit, ne dit rien. On serait dans un roman Gothique ? Image dans l’image, un vestige de foi, de profondeur, d’espérance et de charité, mais chacun sait que l’épisode suivant n’aura pas lieu, ici ne résonne plus que l’écho affaibli d’un cataclysme dépassé. Le Moine, quelle œuvre.Et quand la messe est dite, c’est le soir qui vient . Eglises de ce pays : le dernier chic des églises en briques rousses, herbes qui poussent, moines qui toussent, Anglaises qui roussent, curés qui troussent, les autels baroques claironnent la Contre-Réforme à coups de fesses d’ange dorées admirées en secret, ici l’ombre dore. Je somnole un peu : du coup le style « notice » fait surface. Dès qu’on se relâche…
On songerait facilement à Erika retour de ses vacances en Grèce, pas grand-chose sur la peau sinon le sel de la mer, on approcherait du regard, si l’âge ( le mien !) ne portait au respect. Mantoue, je le savoure en gourmand privé de but, la ville expose toutes ses surfaces comme une adolescente vieillie. Sur la place de la basilique, en face du café le plus célèbre, PellinTop, un trio jazzie s’auto persuade qu’il joue de la musique, mais ça rate. Tout le monde est là, sans histoire et sans mémoire, comme privé d’avenir, silhouettes agiles qu’agite la guitare sur l’écran plat du présent.
Rien de plus contagieux que la légèreté, ici tout est insignifiance. C’est bien, ça repose.Quand on n’a plus l’obligation de rendre des rapports sur la forme du réel, j’avoue, c’est plutôt à cocher « agréable » dans la liste des occupations que les hommes se donnent avant la toute dernière occupation. Qui n’est pas la plus désagréable, l’ultime, au fond, une fois que c’est fait. Pif-pof, tac, un souffle, un linceul, et passons à la boite suivante, pur pin parasol.
Deux policiers, un homme gros une femme grande, patrouillent à pas lents, duo de littérature en bagarre avec les moulins de la Mancha, plus haut, dans une rue emplie de touristes. Le deux flics locaux ressemblent à des figurants payés par les cafetiers pour faire croire qu’on n’est pas seulement dans la pellicule d’un film en 35 mm ( si ça rappelle quelque chose à quelqu’un ?).Décor ici tout est carton-pâte, mouvements de guignols sans bande.Le défilé des presque-rien fait ressembler les passantes, dans la pénombre colorée de coucher de soleil, à des modèles amaigris de force pour un défilé démodé. Cédant à l’ambiance, je rédige quelques pages de notes, en buvant un soda, parce que, zut, à force, le Spritz, encore le Spritz, toujours le Spritz, chaque ivresse est construite selon la mode du temps, ça aussi ça suffit. Je suis parvenu à cette limite invisible du « rio » qui sépare la ville médiévale de ses prolongements.
La « poissonnerie » de la piazza San Francesco, proche de l’eau, sert des sprats – pas des Spritz- et des plats « de terre et de mer ». Pour arriver ici, où peu de touristes parviennent, je suis passé devant la synagogue NORSA, tracé quasiment imperceptible sur la carte touristique.Via Govi, 13, la plaque, peu repérable, indique la date : 11 h le 5 avril 44, et aussi le 1er décembre 43, jour à partir duquel la maison et les locaux communautaires ont été transformés en lieux de « regroupement », avant les déportations de quarante-deux citoyens juifs.Arrosés sans contrainte de San Pellegrino glacée, les Marubini al pesce comportent comme on s’y attendait leur dose d’oubli. Difficile.
Théralène ou Prosecco du soir sont les mamelles soyeuses des nuits lentes à venir, dix gouttes de l’un ou trois verres de l’autre, mais ce sont aussi de gais réveils à la forme d’une truite arc-en-ciel dans un torrent de Lozère.
Je parcours mon chemin redoutable dans l’absence du sommeil naturel. Devoir de dormir et impraticabilité de l’endormissement, ainsi vont les choses, mais à quoi bon dormir, au fond ?Je me le conseille toutefois, juste après avoir lu deux messages de la Silvia de Ferrare : elle a essayé, encore, de prendre contact avec la Fondation Giorgio Bassani, très mal joignable depuis Ferrare pour un voyageur sans voiture, mais nul ne répond à ses mels, ce qui la désole.
Et moi, donc.
________________________________________________________________________ Didier Jouault pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 29/99, Chapitre 10 -DEBUT : Le soleil sans pudeur expose sa virilité – . A suivre : Milieu : 26 septembre. Fin : on verra…peut-être le 29 ou le 30, selon les tonalités plutôt versatiles d’une programmation mal maîtrisée (le logiciel aspire à l’autonomie, comme beaucoup.)