« Cimitero Ebraico » de FERRARE, fin d’été, seul. Silence froissé de soleil.
Lumière où rayonnent des poussières levées par mon passage. Puis, dans le cœur de l’athanie déserte, même privée de murmures ou d’oiseaux, on songe à ces rites, aux questions pour lesquelles des bavards fuyards, auteurs de troubles et penseurs de rien, n’auront plus de réponse.
« Es tu resté longtemps face à la pierre ? » Demandera plus tard Cécile. « Etais-tu tout ce temps seul au milieu des Absents? » S’interrogera ensuite Sergi. « La kippa ne glissait-elle pas sur ton crâne de mécréant ? » S’inquiètera aussi Mark. Et même Edith et les filles. Cela suffit à mon plaisir triste.
Il y a beaucoup de gens à qui je n’écris plus de mels, ni n’expédie de photos. Tout près de soixante-dix ans, on écarte l’entre-deux des amitiés approximatives, des faux-semblants de socialité bégayante. Le vrai se fait rare, et c’est bien : plus de temps à perdre avec les arabesques artistiques sur les patinoires artificielles dressées pour noël sur la place de la mairie. On a compris: ça ne sert à rien d’apprendre des riens.
Le fond du petit sac à dos noir garde en réserve l’achat de ce matin : sandwiche « spécial festival », pas bon pas cher, comme si la pauvreté de mes origines devait, de temps en temps, et encore davantage dans le cimetière, et davantage près de la tombe de Bassani, se rappeler au présent confortable. Sur un banc dépeint, on déjeune de ce rien en songeant assez mollement aux espaces mêlés d’ici, comme confus, à ce jardin de Giorgio Bassani enclos dans le centre du cimetero ebraica à Ferrare. On pourrait bien avoir un peu somnolé. Mais personne pour dénoncer. Personne pour rien, d’ailleurs : désert, secret, lumière, poussière, feuillages , soleil. La vie, quoi. Ici, la vie ? Mode d’emploi ? 
A la sortie, la vieille n’est plus là. Un quinquagénaire d’air assez « empêché », bonnes œuvres de la communauté sans doute, désigne la corbeille de droite où reposer la kippa ( on voit alors qu’on n’a pas eu la plus belle), celle de gauche pour l’offrande. On laisse vingt euros, trois fois le coût de l’imbécile pique-nique sur le banc. On ne lésine pas avec le prix du passé. Si tu passes, tu paies, pas vrai, mon vieux Caron ?
Par détours en baïonnette qui fendrait l’uniforme poussiéreux de la ville, dont la place ARIOSTE qui porte les souvenirs du festival d’hier et se prépare à celui de ce soir, je rejoins cette longue artère stupide et bouillante qu’évoque souvent Bassani, le corso Giovecca.
La ligne large coupe la ville en deux d’une manière brutalement radicale, c’est un étonnement que je revis et répète, un mur, deux villes. Comme si on lisait dans son plan même la duplicité de Ferrare, l’accueillante et la fasciste.
Longeant le bas muret qui sépare le château de la rue désormais nommée « des martyrs », j’observe à nouveau les trois plaques – séparées de cinquante mètres- dont les noms gravés commémorent une tuerie fasciste. Discrets, à vingt centimètres du sol, fixés par des clous de bronze, portant un peu de fleurs usées, ces petits marbres n’attirent pas l’attention, diminués par l’arrogance du château tout proche. Je vous raconterai comment Bassani raconte ( travestit) cette nuit d’exécutions.

Dans le sac à dos porté sur l’épaule gauche, le volume des œuvres continue à vivre les plissures du temps et les humeurs de la marche. Accroupi à l’ombre, dos tourné à la rue, j’examine les trois plaques l’une après l’autre. Des touristes ébahis s’étonnent de me voir confrontant le passage retrouvé dans le texte de Bassani « Une nuit de 43 » et ce qu’il subsiste des souvenirs en pierre. A mes yeux, ce texte porte toute l’œuvre de Bassani, c’en est la clé, parce qu’elle est tout entière – justement- mêlée de Vrai-Faux, et ne dit que l’impossible mémoire, l’impossibilité finale de la véracité d’une mémoire- son exigence, pourtant -la vérité fausse produite par le mensonge, mais vérité tout de même, vérité de l’homme solitaire, vérité de l’histoire publique. Cela aussi je le
raconte ici.
Je me lève trop rapidement, au milieu de la soif et de la faim en cette fin d’après-midi, l’éblouissement m’atteint, qu’on n’évite pas, et pour me retenir je tombe sur les genoux devant l’une des plaques. Un passant me photographie, comme si je confondais ce muret et le mur de Lamentations. L’image fera-t-elle le tour des réseaux ? La Une d’une éphémère revue numérique? On ne survit pas à ses images, encore moins aujourd’hui.
Mais je me relève. Comme toujours. Jusqu’à présent. Et ensuite ?
A l’office du tourisme, une charmante aux yeux très bleus affirme que mais si, bien sûr, on peut, et même moi, si habile à me perdre à tous les carrefours, même moi on peut trouver le chemin pour la maison de l’écrivain, même si elle ne figure pas dans la liste des « curiosités ».
De dos, quand elle consulte les données, c’est un joli cou. Elle prétend aussi -erreur de jeunesse- aussi, elle prétend qu’il n’y a pas de jardin, allons donc, elle vient de vérifier, de jardin ni de secret, bien sûr, dans la maison de Giorgio Bassani.
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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 59/99, Chapitre 19 – fin. Des touristes ébahis s’étonnent de me voir. A suivre. Après une pause …



Je cherche des
Au milieu de l’un des enclos, deux stèles verticales juxtaposées : ANGELO ENRICO BASSANI/ MEDIC CHIRURGICI 1885-1948 et DORA MINEBI/VED BASSANI 15.10.1893 -11.5.1987, les parents.
Le salon funéraire a été construit comme toute une partie ancienne du cimetière : en grand format, et en matériau de prix. La double porte coulissante est close, mais mal. Poussant sur le métal lourd (les rails au sol n’ont pas servi depuis longtemps ), on parvient à dégager l’interstice d’un passage.






Une vieille dame ouvre, canne en mains. Le petit vestibule conduit au fond sur ce qui doit être un micro logement de fonction, selon les odeurs de cuisine. A gauche, dès l’entrée, les premières sépultures s’aperçoivent derrière l’arche ouverte.
Sur un énorme registre déjà très vieux. Il faut indiquer son nom, la date, son pays, le statut du visiteur s’il n’est ni famille ni rabbin, donc sans motif légitime. On s’inscrit à la suite d’une Canadienne, d’un Belge, d’une Australienne, deux amies néo-zélandaises dont les passages sont séparés de plusieurs jours.
A peine dix au cours de ce mois d’août presqu’achevé. Tous ont des métiers de science et de culture, évoquent leur thèse, leur recherche. Qu’écrire dans la colonne des « travaux » quand on n’est plus sur le chantier ? « Excusé » ? Clandestin bénévole ? Randonneur égaré sur les pistes d’un jardin ?
Ailleurs, de nouveau très serrées l’une contre l’autre, dans une sorte d’enclos au milieu de l’enclos – toujours les cercles dans les cercles- les tombes sont formées, ou surmontées, d’étroites pyramides très effilées, sur lesquelles- usure et soleil- des caractères hébreux sont devenus presqu’illisibles. 



Ce fut donc, après passage de tout ce que la région comptait de ferrailleurs, ou de marchands de surplus, ou de promoteurs déboutés, un parc. Il faillit s’appeler Staline, Italie 50, mais la conception tardait, Staline c’était moins qu’auparavant le petit père du peuple. Lénine, évoqué, c’était quand même too much, et qui plus est embaumé. Trotski n’allait pas revenir avec son piolet transformé en binette, de plus le PCI tournait vinaigre. Un jour, bien plus tard, ce qui était longtemps resté l’anonyme « Jardin municipal du nord », après les succès de librairie, fut baptisé « Parco urbano G. Bassani », même un nul en Italien comprend de quoi on parle : de l’urbain Bassani.

Pour une fois deux impasses successives, j’enfile la Via Certosa, plus étroite, soudain mise en ombre par de très hauts platanes. On parvient en face du Cimitero della Certosa et les arcades célèbres, au centre l’église San Cristoforo alla Certosa, le parfait alignement des murs et bâtiments affiche le triomphe à présent paisible des catholiques toujours très proprets et bien rangés dans leurs tombeaux à fleurs de plastique et couronnes de fausses perles.
On admire les murs ou les volutes reproduits dans tous le guides. Joli travail, notes prises, notices rédigées. J’en épargne le texte à ceux de l’Agence, ils n’ont pas encore digéré la notice « BurgerGourmet » ( ou « GourmetBurger »? Je ne sais déjà plus ), d’il y a quelques épisodes.

Passant rue Mazzini, je photographie les plaques-souvenir sur la façade de la synagogue, dans une lumière en train de grandir ; des passants de nouveau me regardent, s’étonnent, tentent de comprendre mon intérêt pour ces portes et fenêtres closes, les murs fatigués, qu’on dirait abandonnés, ou des plaques désuètes.
Qui s’aperçoit encore dans le miroir de l’Histoire habillée de fiction?

Rien de tel : depuis, Ferrare est devenue cette ville du festival des musiques de rue, exaltant ainsi sa détresse même pas cachée, celle d’une vieille qui refuserait d’exhiber sa peau désormais trop large sur les muscles amoindris. Si j’aime Ferrare, c’est qu’elle ressemble à nos vies banales d’hommes ordinaires (et quelle arrogance de se croire autre chose qu’ordinaire) : elle a aidé, elle a menti, elle a gagné, elle a trahi, elle a aimé et puis encore abandonné, tout ça n’empêche pas de vivre. 
Et toc. Avouons que, pour lui, se mettre a écrire à cet age fut assez brumeux.




Controverse (d’ailleurs inaudible en son temps) sur laquelle Foucault ( visionnaire, surtout de nuit ) refusa de s’engager, lors du célèbre dîner avec Roland et le jeune Hervé ( Jean-Marie s’était fait excuser, une mauvaise passe), au chinois de la rue des écoles, « chez Oncle Oh ! » ( le propriétaire détestait le Vietnam), je cite ( selon des sources informées) : « Mon chéri, affirme Foucault en finissant le saké, si tu te dis que tu aimes ton cul, tu passes pour un nœud, et si tu dis que tu n’aimes pas les nœuds, tu passes pour un faux-cul, donc le mieux est de se taire, mon petit Hervé.».Il va de soi que je n’aime pas cette sorte de vulgarité feinte, je ne répète ces horreurs que par un sens pur du devoir. 


A présent, les itinéraires sont inscrits dans mes jambes comme les pas du berger sur la pente,
ou les rêves d’un Homme qui dort.



