YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 54/99, Chapitre 18 – début. C’est encore trop tôt pour le dernier départ.
C’est encore trop tôt pour le dernier départ
C’est toujours un peu étrange de s’éveiller ainsi : nu et seul dans un lit, encore davantage celui de Silvia. Je ne suis pas certain d’aimer cela, tous ces matins en BnB silencieux dans les lits muets de ces femmes exilées de leur propre intimité. Il faut attendre plusieurs minutes, encore, que le mouvement de la lumière derrière les volets, peut-être, reconstruise le monde à la mesure d’une justesse nouvelle, que l’effacement de raideurs matinales permette la mobilité, que dans la nuit soient rentrés chez eux les fantômes en tongs mous et Bermudas mouillés de bière ou d’urines, les squelettes à vélo sans selle ( car à quoi bon une selle ?) squelettes bien planqués au chaud dans les fesses rondes des filles, cette image fait sourire.
( Sauf les Juniors de mon Agence, hypocrites comme on l’est à cet age des ambitions, des multiplications avez zéro sur le bout de la langue, des masques sans rétention).

En écartant le double volet que des plantes retiennent un peu, je m’aperçois que je suis resté nu, sans intention, sans malice, réellement par inadvertance (car je ne connais pour moi pas la moindre pudeur du corps, jamais, peu importe qu’on me voie,) mais je crains de choquer, bien que le jardin rose, vu depuis la chambre du premier, soit vide même de ses chattes. Je ne parle jamais de mes blessures intimes, restées secrètes et je souffrirais qu’on les connût. Et qu’on surprenne ma nudité m’indiffère : mes chairs ressemblent à toutes, en plus vieux que les statues des jardins hellènes…
Mais je perçois bien que l’époque est à la restriction, côté nu pile et face.
Sur les plages de Quiberon les jeunes mères du XVIème ont rangé leurs poitrines, parce qu’on mélange respect de chacun et pudibonderie, qui est l’irrespect du naturel ? « Non, Mon grand, mon Michel ? »
« Oh là là, beaucoup trop vaste débat pour nos têtes d’Anciens », écrirait le vieux Sergi.
Controverse (d’ailleurs inaudible en son temps) sur laquelle Foucault ( visionnaire, surtout de nuit ) refusa de s’engager, lors du célèbre dîner avec Roland et le jeune Hervé ( Jean-Marie s’était fait excuser, une mauvaise passe), au chinois de la rue des écoles, « chez Oncle Oh ! » ( le propriétaire détestait le Vietnam), je cite ( selon des sources informées) : « Mon chéri, affirme Foucault en finissant le saké, si tu te dis que tu aimes ton cul, tu passes pour un nœud, et si tu dis que tu n’aimes pas les nœuds, tu passes pour un faux-cul, donc le mieux est de se taire, mon petit Hervé.».Il va de soi que je n’aime pas cette sorte de vulgarité feinte, je ne répète ces horreurs que par un sens pur du devoir. 
Le boulot de l’Agence : faire-part du vivant.
A Ferrare, ce matin, si je restais, à m’émouvoir du soleil posé sur la chair, et que Silvia m’observât sans se montrer, d’un recoin de sa terrasse au deuxième, qui de nous aurait tort ? Elle, de me regarder? Moi, de ne pas couvrir ? A qui montre-t-on qu’on se montre, s’expose ? Et ici-même ?
En bas, dans la petite cuisine, le café est fort, épais, un bol plein, car la nuit a cette fois encore été courte, et c’est bien, je n’aime pas m’endormir. Parce que j’ai ouvert la porte fenêtre pour mieux aspirer l’odeur vieillie de chèvrefeuille et de jasmin, j’ai passé un short blanc, une trop large chemise rose et vert. Le Doliprane rouge et jaune flotte sur le café. Multicolore matinal.
Les chattes ont un peu montré ( à qui ?) le museau, posé leurs coussinets sur la table rose, pris la juste distance : le jour va être simple comme une fable.

Deuxième bol en main, je m’assieds sur la petite chaise noire, dans le silence à peine parfois traversé de très lointains bruits venant des rues proches. Mais il ne passe pas de voitures dans le vieux quartier, l’ancien ghetto, on vit Ferrare à pied – ou à bicyclette. J’aime l’expression « déplier les mèls » qu’utilise Sergi devant les lignes d’Outlook encombrant son écran. Le plus vite possible, je donne aux affaires du matin (ou de la nuit) le peu d’importance qu’elles méritent dans le soleil déjà renforcé. Au milieu de cet indispensable mais encombrant fatras, bonheurs des clins d’œil d’Edith et les filles, des saluts de Cécile, Mark, Sergi.
Depuis le jardin, je ne vois personne sur la terrasse de Silvia. Cette femme est une présence qui s’absente.
Dès que j’ai quitté la rue Belfiore, la via Saraceno apporte les sons et les mouvements comme si j’avais soudain rebranché la machine à surprendre les crissements de l’existence.
A présent, les itinéraires sont inscrits dans mes jambes comme les pas du berger sur la pente,
ou les rêves d’un Homme qui dort.
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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 54/99, Chapitre 18 – début. C’est encore trop tôt pour le dernier départ. A suivre…