Pas un pli, pas la vie dans les plis du rêve, non, la franche affirmation du fascisme facile, farouche, foisonnant, fracassant, frissonnant, frémissant, familier, même pas fébrile : tranquille dans ses bottes. Noires, les bottes, pour marcher la nuit dans la nuit.
Dans un entretien donné à un journal pour étudiants publié à Bologne, il s’excuse presque : « J’ai réécrit plusieurs fois mes récits, là, dans la nuit souvent épouvantable de l’écriture, pour finalement lier tout cela dans « Le Roman de Ferrare », mais je n’ai plus la certitude de qui en moi écrivait cela qui écrivait, la force éperdue, le silence de la vague et des yeux, et pourtant, d’un bout à l’autre de ma vie, dans l’assourdissant silence muet de l’écriture épouvantable, j’ai fait cela, même écoutant bruire la maladie de la mort, ou quand je redoutais l‘homme assis dans le couloir de ma prison, j’ai fait cela, je n’ai jamais eu le temps de chercher à découvrir les secrets des secrets de la ville, ni de rencontrer Aurélia Steiner, d’ entreprendre le récit de la douleur, des barrages contre la douleur, de la force pour fuir la parole de la frayeur, de dire la frayeur et son cri dans une ville déserte : Ferrare. Le désert de la mort dans le cri aveugle de la ville.»
A lire cela aujourd’hui, dans une jubilation rare de vieil étudiant, on imagine qu’il devait, là, tout juste, achever une interview de Marguerite, non pas celle d’Hadrien et de Zénon, l’autre, la Margot la poivrot, celle de Stein et de tout détruire, dit-elle, l’absolue géniale, ou alors que c’était tard-tard le soir, le désert, la nuit, après beaucoup de cigares, de pipes frottées contre le fameux cendrier en pierre de Vésuve, de lave larvée, de petits verres pas si nombreux mais quand même,
et que l’étudiante interviouveuse- à peine ses vingt et un ans – et habile en diable, ( habile aussi en vrai, peut-être ?) présentait d’indéniables qualités propres à créer une confusion, voire une forme d’hébétude
-ce à quoi n’importe quel sexagénaire hétérosexuel ne peut tenter de résister, ou de s’opposer (encore un propos de nature à aiguiser les ciseaux des Juniors).
Ou bien, cette sourde sape d’Alzheimer commençait à creuser dans les dunes fragiles du vocabulaire.
On le sait, les années finales de Giorgio Bassani ont été peu à peu ravagées par les progrès lents mais insatiables de la maladie de la mémoire, comme avait été sa mère,
et ce fut pour lui comme une tornade malsaine sur une falaise de craie : éboulis et fissures, disait sa dernière et voluptueuse compagne, comparant ce que Bassani savait encore de lui-même au trésor de l’aiguille creuse ( car elle était voluptueuse et lettrée – encore une phrase qui fâche ?) : on ne voit rien, quelqu’un connaît le chemin ( Lupin ? Freud ?), mais bernique, à quoi bon, si le secret n’a pas été transmis.

Rien, dans ses interviewes ( ni dans le journal intime clandestin inédit que le guide NERO prétend avoir copié en partie) sur ce qui nous éclairerait vu depuis la conscience non de Zéno ni de Zénon, mais de Giorgio. Quelles négociations, par exemple, dès la fin 1943 et surtout pendant la Libération et jusqu’en 53, entre les ex-fascistes jamais réellement condamnés, les industriels toujours condamnables dans leur complicité active, les Patriotes de tous les bords de toutes les langues, le PCI, La Démocratie Chrétienne, et le mouvement dont Bassani a été un dirigeant très influent, ce mouvement issu de son engagement fort et de la dangereuse clandestinité?
On n’en connaît que les ouï-dire, qui sont à l’Histoire ce que le flux d’un torrent est à la banquise : beaucoup de bruit pour rien.
Quels compromis un peu honteux – mais nécessaires ? De ceux par lesquels une Histoire peut avancer vers un avenir plutôt que de s’immobiliser au cœur du cataclysme ? On aimerait savoir quelles pierres on a gardées puis jetées dans le jardin de Bassani, secret ou non. Ce qu’il a trahi, ce qu’il a sauvé, où il a menti ,et pourquoi son Roman de Ferrare dit vrai.
Rien à voir, évidemment, avec notre propre histoire française, si propre à la propreté des accords désaccordés.
Au passage d’un détour, au loin, à travers un bref couloir à murs de pierre vert de gris ( on ne se refait ps ), s’aperçoit un bureau à ciel ouvert, plutôt une table avec ordinateurs face à une baie vitrée enluminée de vignes vierges qui donne sur le patio. Assise sur une chaise rouge qu’on dirait de bar,
une probable intérimaire tapote ou feuillette, belles épaules brunies et larges dans l’échancrure généreuse du T shirt, coupées par la double bretelle en dentelle noire qui assure à sa pudeur une protection minimaliste. Encore des mots, vont murmurer les Juniors de l’Agence ?
En partant, je ferai un détour pour la saluer depuis le patio, et elle sourira sans réticence. A mon âge on ne craint plus rien.
Ni même les contradictions du désir et de la mémoire.
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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 62/99, Chapitre 20 – Deuxieme milieu. Dans une jubilation rare de vieil étudiant. A suivre…