YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 69/99, Chapitre 21 – fin. FERRARE quitte d’une virevolte son passé fasciste.


On va savoir. On va pouvoir punir. On va écrire de l’Histoire .
Mais non. Non de non.


«  Je dormais », dit le témoin, frustrement, rudement, inexorablement, les mains dans le pantalon contre les poils, bien au chaud, jambes pliées en nourrisson, et ça vous arrive pas ce bienheureux édifice de retranchement peut-être, à vous, et bien moi, si, je dormais ». Roulez jeunesse, passez Muscade. Cher chéri. Sa femme pourrait le confirmer, si l’on osait dire qu’elle venait de « ailleurs », mais on ne peut pas, on ne va tout de même pas dénoncer l’adultère, on ne peut rien dire sur rien : c’est définitif, le silence est le personnage principal du « Roman de Ferrare ». On sait qu’il y a des choses à ne pas savoir, comme ce qu’on sait qu’on ne doit plus savoir, sur les noms sur les plaques, là-bas, posées sur les murs en brique de l’ancien ghetto.


«  Un clin d’œil, oui, un clin d’œil presqu’imperceptible de complicité »  a bien eu lieu (mais seul Bassani et le lecteur le savent …) entre « le chef » et le pharmacien, compagnons de virée Go to Roma en 22, l’un menaçant l’autre au bordel de son revolver dressé. Mais ce n’est pas la vraie de vraie raison pour laquelle ils se taisent. C’est pour éviter qu’on fouille les jardins secrets dans les maisons de Ferrare. Qu’on déterre des os et des souvenirs blanchis de terre, pourris. Même via Borgo di Sotto. Maison de Bassani, là où la chair quitte les os.

Tout dire c’est toujours trop dire. Rien dire, c’est souvent assez dire.


Bon. Pas tout ça. Il y a une nouvelle à finir. La Nuit de 43, au fait. Alors, Bassani ?


Le narrateur, paisible, reprend donc le fil du récit …au début du texte : fin des années 40, on survole la durée comme un Peter Pan du narratif, voici les élections, 1948, l’épouse qui abandonne finalement pour de bon le domicile conjugal, et on apprend – effets dilatoires antérieurs très réussis- que « Le procès s’est terminé par une absolution totale  » ( oui absolution, et totale ) et que Madame, ayant « près de trente ans », mène une existence parallèle qui ressemble d’assez près, et même de tout près, à de la prostitution au service de « vieux camarade d’école », « acceptant le billet de mille lires ».

Il n’y a plus qu’à fêter ça discrètement


Vers la fin du mois d’aout, un des amis porteurs de billets de mille  raconte « quelque chose de nouveau »  « C’était à partir de la nuit du 15 décembre 1943 que tout avait changé entre eux » : c’est ici seulement, à ce point du récit, très tard, qu’on apprend l’absence de l’épouse (je l’ai dit plus tôt, la temporalité s’embrouille, mais le lecteur superpose les temps avec souplesse ). Elle, aussi, ce même soir de décembre 43, elle aussi a a croisé le regard de «  Pino, la –haut, immobile derrière les carreaux de la fenêtre de la salle à manger », Pino qui l’observe également revenir de ses frasques, avant de feindre le sommeil. Virevolte finale : le témoin du témoin, qui aurait pu (dû ?) permettre la condamnation du « chef », ne dit rien. Non plus. Rien sur la vérité de l’histoire. Se tait . Moi ? Ah non, rien vu, pourquoi ? Et vous ?
L’adultère indicible riposte au meurtre rendu invisible. On ne s’en sort pas, du mensonge. C’est comme de respirer à pleins poumons au milieu du marais.
Comme deux bagnards emportés par leur chaîne dans le naufrage de la galère, ces deux-là , « chef » et pharmacien, savent et plongent dans le déni. C’est pourquoi elle a le devoir de le quitter, tout comme Ferrare quitte d’une virevolte son passé fasciste.


Dans les roublardes manipulations de temps et d’action, très vite on comprend que l’épouse est une figure même de Ferrare. Les souvenirs enracinés dans ce qui a été fait et vu ont été installés dans la durée de la pierre, diverses plaques bien vissées, tout est propre, honnête, mémoriel à point, mais c’est l’horreur génocidaire du XXème siècle, bien davantage que la déraison du fascisme : pour le reste, en dehors des classeurs vétustes et brouillons du Musée de la Résistance, ou des trois plaques Corso de martirii, on peut compter sur un rythme rapide de l’oubli marchant d’un bon pas sur les sables mouvants de l’Alzheimer social. (je ne connais personne qui admettrait la grammaticalité de cette phrase, tant pis ! ).

Partout, en ville – en même dans le souterrains de la presqu’inaccessible « Fondation Bassani »?- Dans les amphithéâtres des universités? -Dans les chambres froides où les cadavres de l’histoire se préservent de la vérité ?…partout, on préfère en venir vite vite à la suite, et poser sur les yeux du souvenir le masque des réponse jamais parvenues à temps : non, non, les résultats ne sont jamais parvenus…


Et le cher Giorgio Bassani, LUI, que dit –il, qu’on serait prié d’oublier ? Ses secrets d’authentique Résistant confronté ensuite aux compromis autant qu’aux dangers ? Les promesses politiques pour demain, faites lundi de bonne foi, et abandonnées mardi par bon sens, dit-on ? Son appartenance probable mais non documentée – fugace sans doute- à une Loge ferraraise ?
Voilà ce que je cherche ici, me dis-je, pour faire chic. Creuser dans le fond du jardin. Trouver des os blancs et des strings noirs, à disposer sur la mosaïque du pavé, mémoires usées comme les marches sous les pas. Occupation de vieil homme, cultiver son jardin, même celui des autres.


En cours de route, très vite car je suis en retard, je passe la tête dans l’agence immobilière. « Oui, les maisons ici sont presque toutes réellement très vieilles alors bien sûr, pour un Français, elles ont du charme, c’est plein d’attraction, mais je vous assure, une fois à l’intérieur, l’espace c’est petit, en général c’est en très mauvais état, comme votre Marais avant que Malraux le vende aux…enfin le rénove, la cuisine n’en parlons pas, et pas de véritable salle de bains, les fenêtres laissent passer tous les vents, et il peut faire si froid l’hiver à Ferrare, de la neige, du brouillard, les brumes dans la tête, tout ça, non, à votre place je me chercherais un joli grand deux pièces moderne, avec un beau balcon plein sud, je crois que j’ai ce qu’il vous faut ».

Mais je lui dis que je suis attiré, en réalité, par les lieux ouverts, par exemple la toute proximité de … tenez : un court ou un club de tennis, oui , oui, ce serait tout à fait bien, réellement pratique, oui, car je m’intéresse beaucoup au tennis. Aux allers-retours des bruits dans la mémoire d’une cité.

J’expose : Ma passion pour Ferrare : l’accueil et la liberté des juifs si longtemps, et les mensonges du fascisme ordinaire. La ville est comme la vie : peau sur peau, chaque surface épuise la précédente. Muscle après muscle, l’effort invente la forme du réel. Reste le brouillard des matins sur la promenade verte et rousse de La Mura. Et aussi le panneau : casa de Bassani.
Elle me regarde, navrée, lève intérieurement les yeux au ciel, comme un « chef » en certaine nuit de 43 regardait là-haut son ex-ami pharmacien.

Ça ne va pas être si facile de louer un balcon discret donnant directement sur le jardin secret de Giorgio Bassani.

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Didier JOUAULT pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 69/99, Chapitre 21 – fin. FERRARE quitte d’une virevolte son passé fasciste. A SUIVRE : « Le silence règne sur les deux colonnes », dimanche 14 mars.

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