YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 81/99, Chapitre 26 – milieu. Son récit étiré comme un pot de guimauve vanille.


La vieille « synagogue espagnole »rue VITTORIA, et l’une des ces implacables plaques de FERRARA. L’ensemble menace ruine. Des poutres se déguisent en échafaudage pour sauver un mur. Au coin de rue en face, un bistrot assez minable, une terrasse crasseuse, la patronne ( il n’y a qu’elle pour s’asseoir avec cette arrogance des très médiocres). Elle m’observe avec un regard où la défiance déjà s’efface au profit d’une haine sans raison, les pires.

Hormis cette petite plaque très discrète, très dégradée,

en voie d’effondrement, nul signe de ce que fut ici installée, vivante,

La Synagogue Espagnole. J’ai aussi en mémoire l’école juive où enseigna BASSANI,

avant la fuite à Rome, et la clandestinité. La tenancière immobile explose la méfiance tenace et destructrice de ceux pour qui toute allusion à ce passé-là contient les risques d’une facture présentée par l’Histoire et ses revenants : ici on ne trouvera donc rien, pas d’enseigne, pas de lettres, ni bois ni charbon, ni vin, ni pain, ni sel, ni eau, rien.

Rien, sauf le regard en absinthe d’une bistrotière, et sa haine intuitive.
Je m’arrête devant la façade, la parcours du regard, j’inventorie l’étendue de ce déni. La patronne du bar m’observe, hargneuse. Je fais des photos de la plaque, de détails, en vitesse, images troubles.
Depuis l’extrémité de la ruelle survient le garçon qui, sans doute, reprend son service. Un « diable » ( !) le précède, obliquement chargé de bières, et bousculé par ces imbattables pierres rondes du pavé, signature de Ferrera. Il entrouvre la porte si délabrée de l’ex-synagogue abandonnée depuis 75 ans, et entreprend de répartir son chargement entre la réserve du bar, et un cellier clandestin qui apparaît, brumeux et gris, sous une ampoule accrochée à une poutre portant des caractères hébreux, dans ce qui fut le vestibule de la synagogue. Cellier clandestin. Dépôt volé. Encore une fois l’espace accaparé…  » Aryanisation » a-t-on dit en France.
On me connaît : j’en profite pour regarder. Je regarde tout ce qui se dévoile et qu’on cache, depuis soixante-dix ans bientôt.
L’intérieur est très sombre, sale, désordonné. Deux ou trois étagères de mauvaise fortune et piètre facture, des lambris déposés assortis de toiles d’araignées, surtout des piles de cartons emplis de canettes, un peu de conserves, des saucissons pendus à une planche, protégés par du film plastique.

Au plus loin du regard, des piles de vieux journaux que les conservateurs du Musée de la Résistance n’ont pas dépouillés, puis enfermés sous des pochettes plastiques jaunies, à la découpe, ou qui sont trop récents ? A droite, sur une petite commode aux pieds fragiles, des bocaux de fruits d’été, cueillis jadis et naguère au-delà de La Mura, et quelques légumes indéfinissables, l’étiquette s’est empoussiérée, maintenant illisible. Je me dis soudain, et soudain gelé dans l’immobile, qu’ils lisaient ces journaux, qu‘ils allaient ouvrir ces boîtes, quand les camions gris se sont arrêtés au bout de le rue étroite, un soir de 43.

La vieille, sur la terrasse du bistrot, tire avec une force agacée sur sa cigarette. Je comprends qu’elle lui crie, au garçon, de se hâter, et qu’elle n’ose m’affronter. Approchant davantage, au point de pénétrer une minute à l’intérieur autrement que du regard, j’essaie des photos du dedans, les volant à la volée. Le jeune homme joue au livreur sympathique- modèle depuis démultiplié par nos usages de « confinés » consommateurs. Lors de son dernier, sans doute, aller-retour, il prend tout son temps, écarte la porte au plus qu’il le peut, s’efface presque pour me laisser photographier.

Merci, mon gars.

La vieille crie plus fort, s’agite, s’inquiète : qu’est ce que c’est ce type ? Une descente d’architecte de la ville ? Le fisc ? La concurrence déloyale ? Pire : un de la Communauté ? Elle croyait pourtant avoir fait ce qu’il faut pour annexer la ruine sans le moindre petit bail. Pire encore, un mouchard? Un de ceux-là, qui s’occupent encore de cette si ancienne histoire  de la prétendue dette qu’on aurait pour ceux de 43 ? On pourrait tout de même passer à autre chose, à force, non, au lieu de toujours ressasser le passé, ils n’ont donc rien pour s’occuper ailleurs ? Font chier, ont toujours fait chier d’une manière ou d’une autre,

depuis toujours, ceux-là…
L’atmosphère exprime soudain l’angoisse, la précipitation, l’orage qui vient, mais on ne sait pas lequel, l’imminence toujours renouvelée, l’orage de toujours depuis les exils premiers, comme si on avait toujours connu l’exil, comme si l’exil était un territoire de naissance, et la survenue encore écartée, mais possible toujours, un surgissement de ces hommes sautant des camions la tête couverte d’un noir bonnet à tête de mort.
Très lentement je m’éloigne, résistant au désir de m’asseoir à la terrasse, commander un Spritz, interroger la patronne de façon provocante sur ces murs-là, ces journaux du temps, les bocaux d’ici , vous savez d’où ça vient, des cornichons? ? Et les saucissons ? Tous ces mélanges obscènes…

Mais j’ai rendez-vous avec l’inimitable NERO-le-guide.
Ville, piétons, vélos.

Couleurs, mouvements, sourires , passages, de jour Ferrera est une expression pure de la simple joie de vivre.

Ville, piétons, vélos.

Ville, vélos, un très belle et très fine s’arrête, pied au sol, instable, dos tiré, c’est difficile de téléphoner sans descendre du vélo, un peu trop grand, et pourquoi cette quasi gamine s’autorise-t-elle à prendre possession de mon paysage, drapée dans le réel comme un cheval de course noyé dans les hautes herbes du Wyoming ?
La scène me rappelle quelque chose, mais ici tout rappelle tout, parce que dans ce quartier d’Histoire, l’Histoire n’invente plus d’avenir, elle vit dans le vif du passé, l’Histoire, elle s’y vautre dans sa fange, le passé toujours présent, ou dans son désastre, selon les visiteurs.

Devant le monde, ici comme ailleurs, je me sens parfois comme un facteur sans bicyclette et qui ne saurait pas très bien lire les adresses.


Apaisé (un peu vite, dirait Sergi) (on voit bien grâce à quel vélo, dirait Mark) (mais quelle importance ? demanderait Cécile), colère écartée, je poursuis mon chemin vers ce que je connais déjà, mais décide d’entrer dans cette grande librairie du bel immeuble XVIIIè, au coin de via Mazzini et Piazza Trento Vieste.
Depuis des jours, à Ferrare, « Fondation Bassani » mutique « Casa Bassani » introuvable, j’avais le sentiment que la présence de Bassani avait peu à peu disparu, à son tour. Au premier étage, ici, cependant, tout un rayon explose ; toute l’œuvre en plusieurs éditions, originale ou poche, les textes regroupés ou dans la reproduction de la forme princeps. Une ou deux versions anglaises, car les Anglaises sur le continent toujours lisent. Sur une table, deux piles d’une épaisse biographie sortie deux mois plus tôt. Au mur la célèbre affiche du film. J’aurais envie de glisser au moins une photo de mon Jardin à moi, celui-ci d’ici.
Une libraire s’approche, qui parle un Français plutôt bon, et agréable. « Toujours Bassani, encore Le Roman de Ferrare, dit-elle, grognon, yeux au ciel. Je me demande comment on peut encore lire Bassani ? Ses descriptions ringardes, son récit étiré comme un bout de guimauve vanille, vous ne trouvez pas ? Ses rebondissements différés mais téléphonés, les héros si tellement héroïques et caricatures, qui se cherchent des raisons de parler comme une vieille guenon poursuit ses puces et ne les trouve pas, et surtout, alors là, vraiment, par-dessus tout, les bordées de la bonne conscience en fer blanc, ceinture et bretelle, pontifiant garanti Résistance et judéité, tout le blabla sur les bourgeois juifs et les fascistes, les faux semblants de la vérité vraie à la dimension de l’immense Bassani, ça fatigue, pas vous ?.. »

Un Français vraiment bon-pointe d’accent.


Volontiers, je l’inviterais à dîner, sans rire, à bavarder sur un banc ou sous l’arcade, et même à parcourir l’infernal festival de rue, parce que j’ai pour les contradicteurs un authentique désir de comprendre, et – parfois- un appétit féroce. Mais je pars aujourd’hui, bientôt, en fin d’après-midi, finis les dîners au Vieux Ghetto ou au Gourmet Burger. Une autre raison pour revenir, pour elle ? Le dîner avec une libraire au Français vif et agréable, mais anti Bassanienne basiste ? On argumenterait, on citerait comme ici de faux passages, des interviewes imaginées, on exagérerait de fautives lectures, on manigancerait (en se regardant de biais) des séquences biographiques menteuses, des citations détournées, inventées même, en se mêlant un peu les doigts autour du troisième Spritz. Elle regarderait mes documents, invraisemblables car fournis par NERO. On se traiterait de coquins, de fiéffés, de félins, de Scapin, de t’exagères pas quand même un peu, ça c’est plutôt du Pasolini, on marcherait, on irait voir les ombres mobiles de La Mura, on demanderait Tu reviens souvent à Ferrare? On répondrait que jusqu’à présent pas beaucoup, mais tout peut changer, on boirait au retour du lambrusco glacé à la terrasse du Roma qui allait fermer ?
Assez rêvé. Prétexte. On passe. Dommage. Partons. Mais. On ne peut quand même pas tout faire soi-même.

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 81/99, Chapitre 26 – milieu. Son récit étiré comme un pot de guimauve vanille. A suivre…le 2 mai ( le 1er, repos!)

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 80/99, Chapitre 26 – début. Je me sens guilleret du vocabulaire, ce matin!

Chapitre 26

SILVIA prépare le café pour son visiteur-dîneur.

Le matin, c’est toujours la brume. Ferrare, sous les vagues mousseuses du soleil cache des moisissures que l’ombre secrète. Ici, en été, il n’y a pas de matin, sauf à cinq heures. Le soir, qui dure longtemps, c’est la sécheresse, les vapeurs s’en sont allées, les sueurs des touristes sont évaporées, comme si les pierres où se posent tant de shorts, de mains et d’attentes se transformaient en éponges un peu goulues.
A Paris, l’âge venant, je vois les autres, je tente toujours de leur parler dans l’intérieur de leur rythme, à la parisienne, de répondre vite et de penser drôle. Mais je ralentis parfois et ils me regardent (m’observent) gentiment, comme un qui serait lendemain de fête, « Il commence à fatiguer le vieux, t’as vu? » ( Juniors disent)
A Ferrare, on ne me compare pas encore à ce que je fus, dans le soleil qui ne les ménage, les touristes vibrillonnent et fugacement échangent du vide.
L’incertitude permanente préserve les Ferrarais. Ferrare, c’est Giorgio, et aussi un peu maintenant Silvia, la présente fuyante, l’inconnue visible, la fille du balcon sur son jardin rose griffonnée par les incertitudes visuelles du réveil

après peu de sommeil… De toute façon, écrivait le bon vieil Emmanuel Kant, si tu connais pas l’autre, tu connaîtras encore moins ta propre conscience, donc démène-toi, laisse tomber l’urgence, regarde juste le film intérieur. Ou était-ce Rank ?
Je tarde longtemps à quitter l’abri paisible du jardin rose, son café fort. Pas de Théralène hier, ou de Circadin- plus cher mais en vente libre-pas besoin, malgré le trop de vin et de mots. Évidemment.
Je marche dans la ville en mettant mes pied sur les traces de NERO, reproduisant comme je peux les parcours assez chaotiques de la soirée « Ferrare et ses mystères » avant-hier : toujours tracer deux fois le même parcours, afin de commencer à creuser la trace, même s’il faut du temps, pour laisser l’empreinte. TRACE, j’aime ce mot de skieur en Norvège, de chamelier au Harrar. « Qui laisse une trace laisse une plaie » disait l’Henri explorateur de gouffres et il se gourait, fillette qu’est-ce que tu te goures : qui forme une trace laisse un avenir.

Je me sens guilleret du vocabulaire, ce matin. Évidemment.
Mon séjour ici touche à son terme, et à la cible. Je recolle les images sur le cahier des errances. Je collectionne les fragments de mémoire et raboute le puzzle, je sais que la via Vittoria sera la deuxième à gauche à partir de maintenant. Plaisir profond désormais acquis d’une familiarité banale, les vélos restent l’un des principaux risques de Ferrare, on ne peut pas marcher le yeux fermés, surtout si on regarde les shorts en avançant. Dans ce jour lent, j’ai le sentiment que tout se décline par deux. Reste de vin au Vieux Ghetto ?

Vélos : Bassani fait allusion aux rails d’un tramway obsolète, déposés dans l’au-delà des remparts et, à l’époque, déjà rouillés, de sorte que la bicyclette n’a plus de prédateur connu, dans cette ville, hormis la fatigue musculaire – cuisses, fesses, cœur, abdominaux.
Lorsqu’on ne peut plus marcher, le départ s’impose.
A une terrasse, je déplie les mels. Cécile, Mark, Sergi, bien sûr Edith et les filles. A l’agence, Les Juniors, mes notes si peu mises en forme et les fragments successifs du délire les amusent et les irritent. Il paraît qu’on dit de moi : « Il fait son Tintin de Ferrare ! », Roman de Ferrare, balade à Ferrare, promenade au phare, tout ce temps pour en parvenir là, et d’ailleurs « To the Ligthouse », Virginia Woolf, comment traduire ça précisément, avec la légèreté du mot et l’implacable indestructibilité – telle quelle – de ce « to« , ici une seule complice peut ajouter de la précision, la jeunette de notre bande usée, restée la meilleure de l’Agence,

Cécile : « To the Lighthouse » fut traduit en français par « La Promenade au phare« . Le mouvement du to, se retrouvant dans le mot promenade. Mais peut-on appeler la traversée de la mer vers le phare promenade ? Une promenade de ne fait-elle pas plutôt sur la terre ferme? Plus tard, d’autres titres s’ajoutèrent. Voyage au phare. Vers le phare. Au phare. Échouant un peu tous devant l’évidence du to. (…)Al faro, en italien Toujours trop court. En italien, le titre de la première traduction était Gita al faro. Gita, excursion. Le sens est là, le nombre de syllabes aussi, et pourtant quelque chose ne va pas »

( Cécile WAJSBROT, « Nevermore », Le bruit du temps, 2021)

Donc  » to », et au fond seulement ce « TO » là, voilà ce que je fais ici. Un type, près de soixante-dix ans, nostalgique et un peu amusé, traîne ses ombres dans les espaces du souvenir comme à cheval sur les périodes, les villes, sa bicyclette, tout le bazar des fantômes déguisés en filles.


Comme on accepte des mignardises avec le café en dépit d’un dîner opulent, je visite la Maison Romae. Trois couples séparés, tous Français, seuls visiteurs, deux messieurs portent chapeau de paille ( d’Italie !) parlent fort de leur culture, si aimable, si arc-en-ciel. Sur les murs, la belle histoire des amants surpris et décapités mais c’est assez de récits dans le récit pour cette fois.

Retour –inhabituel- (tiens-tiens ?) pour déjeuner sur la table ronde du jardin rose, mais pas de trace de Silvia, bien sûr, et je suis dans mon jardin, qui est à peine le sien, protégé du solide portail, au milieu du quartier, au milieu des marques de l’ancien Castrum romain dont les lignes se dessinent encore nettement sur les vues de GoogleEarth, au milieu des anciens doubles bras du fleuve Pô qui faisaient de Ferrare une île avant qu’on déplace son cours, au milieu de La Mura.

A l’époque où des jeunes filles juives s’amusaient à flotter sur leur rêve.

Mon enfermement est mon apaisement, comme au centre invisible d’une cible. Ne plus bouger ? Mais pourquoi être ailleurs?


Je n’attends pas la logeuse

qui n’arrive pas. Dans la rue, au sol, des cartes.

Dernière sortie avant le péage ? Je passe une fois encore, (la dernière ?) rue Mazzini. Une camionnette, probablement d’artisan, est rangée tout près de la porte de la synagogue. Trois hommes dialoguent (tant pis pour l’étymologie !), le torse de l’un – genre entrepreneur parvenu –(il porte une sacoche Vuitton et des Rayban) est plus qu’à demi engagé dans le portail semi-ouvert sur une pénombre légère. (A FERRARE, souvent, tout est moitié de) Je m’approche, la mine la plus paisible et intéressée qu’on peut. Demande si : c’est ouvert ? Il interrompt son appel au smartphone : nettement, non. Il me sourit comme ferait la vieille gardienne du cimetière hébraïque :  » pas de kippa ? » . Ému par le ratage que je pressens j’insiste. On voit qu’il peut s’irriter, décider de ne pas comprendre, faire mine de s’indigner, d’appeler les carabinieri, le rabbin, les Francs-Maçons de Ferrare, les fantômes des fascistes, d’arrêter des vélos,

incident suprême, caillots, anévrisme, tout défile, mort subite. Pour longtemps( et ma vie est désormais brève) la synagogue, en travaux depuis sept ans, sera close à l’incroyant que je suis. Lors du précédent séjour à Ferrare, le cimetière juif s’était refusé, et pourtant cette fois j’y ai passé deux heures. Espérons, espérons, espérons,

même si on commence par gémir.


Faudra-t-il que je revienne dans sept ans pour que la porte s’entrouvre ?
Parcours de NERO : je retrouve sans hésiter la haute et très abandonnée façade de ce qui fut « la synagogue espagnole», plus ancienne, mieux oubliée, ou plutôt, mieux déniée dans son identité. Là encore, étroitesse de la rue, et recul difficile. Mais vous connaissez bien cette plaque, je la répète pour qu’elle ne s’oublie pas. . On perçoit toutefois les fenêtres à jalousie, exceptionnelles car elle signalaient trop l’Espagne, le Juif donc, et on n’a osé en construire qu’après la première génération des arrivants de la Péninsule, quand il semblait (mais il a si souvent semblé puis si souvent déçu) qu’enfin en ce duché d’Este on pouvait commencer à planter des arbres à croissance lente, à l’intérieur, dans le patio maintenant inaccessible pour que les générations et les générations s’y protègent de l’ombre. Plaque usée ; toute en majuscules d’un graveur peu adroit mais attentif.
IL 2O NOV 1492 IL DUCA ERCOLE I DESTE PROTESO A TRANSFORMARE….PRIMA CITTA MODERNA EUROPEA INVITO GLI EBREI ESULI DALLA SPAGNA A TROVARE IN FERRARA UNA NUOVA OSPITALE PATRIA …LA SPLENDIDA SINAGOGA SPAGNOLA DISTRUTTA NAL 1944 PAR MANO DEI NAZIFASCISTI. 20 NOV 1992, par communauté juive de Ferrare.

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 80/99, Chapitre 26 – début. Je me sens guilleret du vocabulaire, ce matin ! Suite le 30 avril…sauf erreur ?

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 79/99, Chapitre 25 – FIN. Boutiques obscures éclairées par le seul regard des fantasmes.

Dans le dîner bavard du Vieux Ghetto. Diverses qualités de miettes commençaient à occuper les interstices des touches sur le clavier, on a parfaitement dîné, mangé pas très proprement, c’est bien, c’est rond, c’est chaud .
A un moment, pressés de répondre à la tablette, si ce n’est à un désir voilé, ils renversent un verre, heureusement vide. Julia les observe, elle a un peu plus de loisir, depuis tout ce temps qu’ils marivaudent sous le masque du tourisme, la terrasse s’est éclaircie. Ils ont eu de ces fous rires de jeunes gens dont les parents ont payé le dîner avant de partir en week-end à La Baule.

Ils acceptent la grappa de Julio, un vrai copain, et un dernier café, surtout pour faire croire qu’ils cherchent à gagner du temps. En vérité pour continuer leur manigance, ça se voit que c’est très goûteux, on a compris où ça risquerait de conduire, s’ils ne veillaient pas sur eux-mêmes, et chacun sur soi, comme une duègne sur son Infante. Leur sourire n’est pas une offense aux fantômes du ghetto : depuis toujours les chants et les danses des Séfarades ont empli la synagogue d’ici, ou les heures de prière de grands airs de fête, non, Mangeclous ?
Silvia, même, a finalement condescendu à trois mots un peu fâchés, un peu méprisants, sur le studio ou le T2 à louer à Ferrare, quelle idée de Français, et dit (écrit) en haussant les épaules : « Et pourquoi tu ne viendrais pas chez moi plus souvent, aussi souvent que tu veux, je te ferai un prix d’amie pour le 33 B, et on déclare pas à Bnb, ni à mes impots , c’est ok ? »
Ce ne sont ni Julio ni Julia (ou bien : ce n’est ni Julio ni Julia ?) qui les chasse(nt), ce sont les batteries malmenées par l’échange et la chaleur qui s’épuisent.

Chacun entend payer l’addition, avec de bonnes raisons, et chacun en effet paie l’addition, Julia se demandera plus tard comment Google a pu restituer cette phrase, syntaxe et culture si françaises.
Silvia montre qu’il est tôt encore, pas besoin de tablette pour ça, et c’est vrai : les rues sont encore vives, les passants jolis, les lumières épaisses, une authentique nuit d’Italie du nord. Au loin, de courts échos de ce festival ravageur de musique de rue rappellent que si le pire n’est pas sûr, il est cependant programmé à heures fixes dans l’hyper centre-ville, à Ferrare-City, ce soir.
Elle indique les rues, les ruelles, étroites et tortueuses surtout, on passe sous les «  voltes », ces arcades aériennes de fortes pierres qui couvrent la rue par endroits, le coin le plus ancien. On traverse des pénombres, les lampadaires sont eux aussi en week-end à La Baule, peut-être ?

On tourne assez volontairement dans tous le sens, ce qui n’est pas si aisé dans ce menu quartier, mais c’est un peu comme si on jouait à

vérifier qu’il y a un nom pour chaque place et une place sous chaque nom, à Ferrare.
« A quoi tu penses ?» dit-elle, et pas besoin de traduire, répétant ainsi la formule insidieuse de jeunes couples qui n’ont pas encore appris l’inestimable partage du silence. A qui ? aurait été plus juste. Je fais un geste vague, montrant les murs : à ceux d’Este, la splendeur. Et le parfum arrivé de Florence, pourtant, masque mal les odeurs venues de corps si peu propres, la douleur du froid, les blessures à peine refermées qui puent encore, ceux-là de ces rues, ceux-là mes ancêtres ou les tiens, les si violemment pauvres d’ici et d’ailleurs, ceux qui ont toujours subi l’impôt du Prince et la taxe du Pape, pour que la cathédrale, le château, les églises et les innombrables palais puissent se construire au cours des temps, pour que les puissantes qui vivaient là puissent porter sur leur tête un chapeau valant dix ans de maigre pitances, ou que la simple tablée d’un soir de fête à l’archevêché représente plus de mille ans du même toujours maigre repas.
C’est ton heure Populo-Jojo, oserait demander Silvia si on était déjà le lendemain matin. Mais, en visite, partout, malgré moi, j’imagine la misère profonde et sans espoir qui a été, pour les milliers de mes ancêtres, ici et là, Enclos du Temple ou Palais du Louvre, Chambord ou Fontevraud, l’amer prix de ces grandeurs, bâties avec de la douleur sur de la souffrance, la faim, l’enfant mort-né une fois encore.

Quand on arrive devant le 33 B de la rue Belfiori, devenu en peu de jours l’un des centres de l’un de mes univers, quand on écarte le lourd portail métallique, c’est tout de suite le jardin de Silvia, les senteurs fortes de vieux jasmin et de chèvrefeuille, passés mais présents, des fuites lentes de chattes, les ombres d’acacia et de laurier, comme si les deux univers, orient et occident, parvenaient à se mélanger dans les détours de cette ville, ses Boutiques Obscures éclairées par le seul regard des fantômes.

Julia, sans hâte, car c’était la dernière table, pendant ce temps a débarrassé, empoché le généreux pourboire.

Elle prend la rue Saraceno en direction de La Mura, tout chemine du Château vers La Mura. Mais la serveuse Julia ne tourne pas à droite rue Belfiori, et ne passe donc pas devant le jardin rose.

Ainsi, à supposer qu’on l’interroge, elle pourrait sans mentir affirmer que « Non, certainement non, comment voudriez-vous qu’elle pût dire quoi que ce fût au sujet de la lumière ou pas, dans le tard de cette nuit là, et dans quelle chambre et chez qui, la lumière, et l’enchaînement de gestes, ou non ? Et pourquoi faudrait-il en savoir quoi que ce fût? « 

Plus tard, dans le tard de cette nuit là de Ferrare la suave, faut-il avouer cela ici ?

On regrettera tout de même qu’on pût ainsi porter, de nos jours et nos nuits encore, encore, même dans le contraste du noir et du blanc sur un banc de bois, quitte à l’oublier pour servir un dernier verre, qu’on puisse porter ainsi, et cependant elle si soigneuse de ses habits, de ses couleurs, si soigneuse de son port droit dans les rues, on s’étonnera qu’on pût ainsi, même pour ce si peu de temps, ainsi porter un string de dentelle noire.

Comme celui abandonné sur un banc, à gauche, avec peut-être un Petit Bateau blanc, au fond, dans le réduit jardin secret chez Giorgio Bassani ?

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 79/99, Chapitre 25 – FIN. Boutiques obscures éclairées par le seul regard des fantasmes. Fini pour cette fois, et aussi pour cette nuit là ( en saura-t-on jamais davantage ?)…A suivre, un peu plus tard. Le 30 avril ?

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 78/99, Chapitre 25 – milieu. Des papillotes de lotte aux quatre baies.


Au Vieux Ghetto, tout est juste à point, y compris l’accueil de Julio. Même si réapparait aussitôt la question de la langue, avec SILVIA, d’autant que le menu, pour abrégé qu’il soit, ne présente que des spécialités régionales, aux prix et aux saveurs incomparables. Tout aussi vite on sait que le sujet du langage reste secondaire s’il ne s’agit que de s’entendre sur l’essentiel : le choix du vin, l’usage des heures à venir – et rien d’autre, surtout rien de plus, on ne voit pas du tout ce qu’il faudrait anticiper, tout est inscrit, prévu. Et cependant tout à fait imprévisible, peut-être ? Sauf que.
En chemin, quittant le jardin, on s’était dit qu’on pourrait utiliser le IPhone, et en arrivant au croisement avec Saraceno, Silvia eut l’idée des IPad, on est retournés les chercher. Des pédants, ici, affirmeraient que la dysmorphie de la structure narrative forme la structure même du récit, mais personne ne les écouterait.
« Ce que je percevais de la situation », dira ensuite le serveuse, Julia,(Julio et Julia, je ne saurais jamais si ce sont des pseudo pour amuser les touristes ?), Julia, une presque rousse et en licence de psychoarchitecture, dira : «…on voyait qu’ils avaient absolument le désir d’arriver à quelque chose, mais on ne savait quoi, et eux non plus, sans doute ? Ce ne se présentait pas comme des amants, ni des amis, ni pour un dîner d’affaires ou affaires de famille, et pourtant une forte complicité dépassait autour de la table » ( la grammaire de Julia fautait parfois, mais elle n’en était qu’à sa quatrième année d’Ecole).
La serveuse, que je regarde venir, se courber, partir, pose de petits plats ovales contenant des amuse-bouche. Ovales. Ovales, d’abord, la mandorle du christ sur la façade, bien que les façades médiévales en brique ne comportent pas de statue, puis tout au fond, tout après, l’ovale grassement gravé à la verticale sur le mur de l’inintéressante prison ducale visitée dans l’après-midi, et entre temps, souvent par paire, les ovales et le temps (ou le destin ?) jouent au rugby avec les ballons de la vie gonflée- mais la narration marque les points, ovale des olives noires dans le verre, ovale… ovale des grappes au sein de la vigne, ovale des œufs durs doucement alignés naguère sur les comptoirs en zinc des bistrots, et un ballon de côtes, Patron, et tant d’ovales figurant un sexe sommaire, tel que dessiné par des artistes prébubères d’avant le porno, y compris sur les panneaux signalétiques prétendant diriger vers la maison de Bassani…
Pour le discours une solution est trouvée, c’est d’abord Silvia qui l’a proposée, surtout que le wifi de l’auberge est impeccable : il.vecchio.ghetto.de.julio, et mot de passe FER 441, un peu compliqué, bien sûr, mais efficace, et on échange, plutôt très bien quoiqu’avec décalage, par le site Airbnb qui permet le dialogue par « messages » aussi longs qu’on désire, comme si on était encore à distance, gratuit et avec traduction simultanée, les experts ne s’en sont pas rendu compte, traduction approximative parfois, mais enfin on n’est pas en train d’écrire une thèse sur le lexique des auberges à Ferrare. Il n’y a qu’à supprimer tout l’inessentiel ( dont ces admirables héros de l’obscur, les « Juniors de l’Agence« . C’est un choix radicalement opposé au verbiage amoureux, tout bâti de pratique phatique sinon déjà phallique, certes, ça tombe bien, on n’est pas là pour ça. Notice ? Encore ? On va finir par se lasser… ? Allons-y, mais une brève cette fois, juste pour l’encadré de la note :  » Étoiles dans l’assiette« 

« Auberge Au Vieux Ghetto, rue Vittoria, chez Julia et Julio, mais si, c’est vrai. On est là pour les fameux beignets d’anchois garnis, disposés en carré d’as sur un lit de fleurs de courgettes à peine croustillantes, en primi piati, c’est à courir se confesser dans l’une des soixante églises de Ferrare et, à suivre, les papillotes de lotte aux quatre baies, servies avec un risotto très onctueux, roulé en cigare pané, soudain poêlé juste quatre ou cinq secondes sur une huile de raisin à peine porteuse d’herbes, une splendeur pour les yeux et les papilles. On évitera, en dépit de leur séduction rapide, les pétillants de la région, Lambrusco de Modène ou Prosecco, mais si vous êtes en verve (et en fonds) : le Toscan Seti Ponti dont la belle énergie rouge vous servira de dessert, et facilitera une addition qui ne perd pas son temps à faire des régimes amincissants, ou à lésiner sur les chiffres.
Réservation très conseillée : http://www.albergogettivecchio.fer.it »


Quand je raconte – tablettes entre nous chacun la sienne- mes dialogues avec l’agent immobilier pour la location imaginée d’un pied-à-terre en ville, Silvia s’étonne et s’agace un peu, mais on n’approfondit pas : Julia demande la commande. Silvia, l’attente la tente. NERO l’héros est gros. Ainsi de suite. A ma question à propos de livres sur les marches dans le duplex, Silvia répond que, oui, elle lit beaucoup. Elle n’a plus de place dans son « vrai » chez elle, et la plupart des livres est à elle, il y en a aussi à son ex-mari, le plus gros et ceux qui ne sont pas en Italien, comme celui dont elle se souvient « Histoire des nôtres de la Renaissance à la Libération », je n’aurais qu’à le feuilleter en rentrant, « Mon ex-mari fréquentait des réunions du soir où l’on n’admettait pas les femmes, donc j’ai toujours évité qu’il m’en parle. »
A Julia, Silvia, sans besoin de tablette : « Attends un peu, tu veux bien ? Julio sait qu’on va rester à table longtemps ».
AH ? Bonne nouvelle ? Ou pas ?
Il a fallu déplacer le petit pot décorant la table, le poser à même le sol, près des lauriers. Julia voit le mouvement d’un œil inquiet : étroite, compactée le long du vieux mur, la terrasse comporte déjà mille pièges pour une serveuse, certes plutôt bonne en psychoarchitecture, mais qui doit traverser la rue depuis la cuisine derrière la salle d’hiver, architecture et psycho, d’accord, mais pas Ecole du cirque, faut pas charrier, bref espérons que le pourboire est à la hauteur. A Ferrare, les serveuses, l’été, sont des artistes de l’équilibre en traversant les ruelles.
Je raconte à Silvia mes errances dans la ville, cette façon malicieuse qu’elle a eu de ma cacher la maison, la trompeuse impression d’être au cœur du labyrinthe avec la bête qui attend, alors qu’un simple usage de ma mémoire visuelle, bien ré ordonnée, m’aurait mis sans hésitation sur le chemin, j’étais déjà si proche de la maison, si proche de Giorgio Bassani, d’ailleurs à cinq minutes à pied d’ici, forcément, le quartier n’est pas si grand, mais le récit assez vite à nouveau semble agacer Silvia.
Nos appareils sont un peu partout, IPad sur la table, iPhone dans la poche (ou sur les genoux de Silvia) ou sur un coin de la table d’à côté quand elle se libèrera de ses Slovènes en balade.
Le dialogue ne tourne pas si mal. De loin, si le barman avait le temps d’observer depuis le restaurant, ça pourrait ressembler à du cinéma burlesque : elle écrit et sourit en finissant la phrase, tape un ENVOI, regarde le convive en train d’OUVRIR un message encore peu intelligible, TRADUIRE, et sourire à son tour de la bonne blague, puis se précipiter pour répondre, etc. Toujours cet intervalle plus ou moins bref, selon la longueur du MESSAGE, ce décalage entre deux perceptions, deux regards, deux moments pourtant simultanés. Symbole de l’impossible relation entre les sexes, écrirait on dans une revue pour lecteurs de métro ? C’est pourtant l’unique instant où chacun peut guetter le visage de l’autre, en prenant son temps, affaire faite, afin d’y voir apparaître l’effet spontané de ses œuvres, posant ainsi, dira ensuite Julia, l’architecture simple d’une mise en scène compliquée, à la fois intime et publique. De fait, aux tables voisines, les clients se sont d’abord étonnés, puis ils ont compris la manœuvre, décidé de se l’approprier pour leur prochain voyage en Laponie.
Le repas en souffre, chacun avale à toute vitesse, profitant du délai pris par le partenaire de jeu afin de rédiger son message, on n’a pas tant de doigts pour tant de plaisirs simultanés, anchois et clavier. Ils ajoutent la mimique, grimaces et gestes, pour souligner : « Là, t’exagères ! » « Ah non, c’est trop drôle, c’est vrai de vrai ? »
Seule la présence flegmatique-et très ferraraise- de la servante Julia conduit à finalement suspendre le jeu. La serveuse revenait, et le plat sentait aussi bon qu’elle portait beau : le présent (c’est son usage et sa puissance), pesait de toute sa matérialité sur la fragilité fuyante de la mémoire et de l’imagination.
« Des phrases comme ça », dira Julia, « faut pas en écrire trop, ça ralentit. ».

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 78/99, Chapitre 25 – milieu. Des papillotes de lotte aux quatre baies. A suivre. Le 22 avril, et on attend la recette des papillotes de lotte aux quatre baies…

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 77/99, Chapitre 25 – début. L’hôtesse ne ménage pas ses effets.

(NOTA BENE : depuis la mise en ligne du précédent post, le 13 avril, date anniversaire de la mort de Giorgio Bassani – à ROME en 2000 – a eu lieu, à FERRARE, le 17 avril 2000, l’inhumation dans le cimitero ebraico, dont vous avez conservé la mémoire, au moins visuelle ?)

Chapitre 25

Jamais je n’ai pu résister à l’attraction des livres, neufs ou anciens, bons ou ratés. Bien que la plupart des volumes soit éditée en Italien, les piles de Silvia dans les escaliers m’intéressent. Je furète, feuillette, hume, grappille, on dirait un érotomane dans sa collection de « curiositas », un gourmand devant la pâtisserie. A Mantoue, les gâteaux à 2 euros, près de la place aux Erbes, je m’en souviens. A l’intérieur de quelques volumes, les marque-pages sont faits de cartes postales, de cartons d’invitation à des vernissages, même deux factures de librairie. Plusieurs photos, que je veille à ne pas déplacer après les avoir regardées. Aucune d’entre elles ne monte Silvia, ce qui recule encore le moment d’apprendre quoi que ce soit sur elle – dans la mesure où une photo exprime autre chose que les intentions du photographe.

Dans les pages de « La Montagne magique » je découvre la photo Noir et Blanc d’un beau vieillard, cadrage serré.
On discerne les épaules de l’homme, de trois quarts, une chemise blanche ouverte, ample, de qualité, col anglais. Visiblement, il est en train de lire. Sa main gauche tient ouverte une reliure qu’on n’aperçoit presque pas. Le modèle, assis, est penché, très près de la surface de la table, repérée par une trace blanche au premier plan. Bref, on ne voit quasiment rien sauf l’homme, et tout le reste doit s’imaginer à partir d’indices, on croirait un bon roman XXème. Ce qui frappe : les cernes profonds, l’épaisseur de longs sourcils, la moustache dense descendue jusqu’en bas de joues et- plus que tout ça –la masse épaisse de cheveux très frisés, extrêmement blancs, formés en une sorte de boule ronde autour du crâne lisse en son centre, tonsuré par le temps.
On pourrait croire, me dis-je, une photo retouchée pour aggraver le « drama », une variante du professeur Tournesol superposée au tirage avec un portrait du vieil Albert MC2, et d’ailleurs l’image réfère à une sorte de surdité à l’égard des soubresauts inutiles d’un univers sensiblement trop bruyant.
Incliné, il déchiffre son livre comme on lirait l’araméen trouvé sur un rouleau d’Esséniens dans une grotte près de la Mer Morte. Je retourne le carton glacé, format carré, bords dentelés. L’encre est encore vaillante, mais l’écriture passée :

«  prof. M all ospedale, photo Cesare Mastrinacci via della Ghiara).
Par la suite, mais c’est parce que nos dialogues sont difficiles, j’oublierai d’évoquer cette photo avec Silvia, la suscription surtout, d’interroger non seulement sur sa présence dans ce livre, mais sur le lien, peut-être, sur la virtualité d’un lien avec ce vieillard – que je me plais à identifier comme le grand-père Bassani dans son service à Santa Anna, vers la fin.
Aussi, j’ai appris des bribes sur la vie parallèle de ce bon Giorgio, pas la clandestinité de la Résistance, et autres engagements publics ou révélés par lui-même, non, les histoires que l’on tient au chaud sous la couette mollassonne et tiédasse de la mémoire érotique, la plus vivante –car la plus forte, et la plus vaine de toutes – et sans futur. Sur ses histoires d’amour (ni tièdes ni molles, ce sont les souvenirs qui amoindrissent), dont la belle et longue dernière, alors que le rat Alzheimer le détruit peu à peu, fait de Giorgio Bassani l’auteur acide et vif de son propre oubli.

Aurait-il pu oublier (ou se cacher à lui-même ?) cette grossesse imprévue mais qui ne gênait déjà plus son amoureuse, tant elle avait choisi de vivre, sans vraiment y être obligée, dès l’origine, leur liaison dans la plus stricte clandestinité, (1), la clandestinité urbaine et civilisée, un espace du secret qui rappelait à Giorgio (quand il s’en souvenait, de moins en moins, puis plus du tout ) ses propres secrets, et ses propres dangers. Encore une existence sauvée par le mensonge, comme dans la clandestinité à Rome, en 44. ALZHEIMER de l’amour, perte des mémoires sociales, ALZHEIMER, Docteur Folamour .

Si j’écrivais une « note » sur le duplex de SILVIA, ce serait – (et l’Atelier graphique ne chercherait pas beaucoup des illustrations forçant l’étonnement du regard !)

« La qualité du jardin, les zones d’ombre dans les feuillages, les chats dont il faut se méfier, le silence jamais troublé dans cette petite rue très agréable du vieux centre historique, et cette organisation parfaite des deux niveaux. Ici, dans le petite salle de bains, rien n’est vraiment neuf, mais tout est vraiment chic. Depuis le premier, deux gros cercles de verre dépoli insérés dans le plancher permettent de voir le rez-de-chaussée, comme de prendre la lumière, et les volumes sont ainsi augmentés. La décoration, livres, quelques objets revenus de voyages, et l’ensemble des équipements font du «  Jardin Rose » un lieu immédiatement adapté pour un voyageur en solo, ou un couple. A l’arrivée comme au départ, l’hôtesse ne ménage pas ses efforts ni ses sourires pour vous aider à mieux comprendre la très surprenante Ferrare, à en tirer toutes les saveurs, parfois douces-amères, sauf s’il fait grand beau temps et que la brume a été dissipée autour des vélos. Une adresse où les surprises sont toujours bonnes, dont celles du petit déjeuner « maison », et le rapport qualité/prix excellent. La nuit, 100 euros, TTC . Réservation indispensable.»

Ecrire, c’est à cela que Silvia me trouve occupé, au retour, filet à provision portant un contenu invisible enveloppé de journal. On se propose de partager un apéritif. Elle est encore plus impeccable–et ligotée d’étoffes- qu’hier. On s’assied dans le jardin, mais on dirait qu’elle ne tient pas en place, ni à rester ici, dans son espace qu’ont investi, l’un après l’autre, de nombreux « invités» Airbnb, les précédents, deux amies canadiennes ravies et à l’écriture sotte sur le regrettable « livre d’or », encore avant un jeune couple néerlandais, Peter et Maria, ébahis de soleil et de vins et de leurs propres corps nus dans l’ombre du premier étage, fenêtre ouverte sur le jardin désert, encore auparavant, un congrès de joyeux amis en goguette et dûment cravatés, représentants de commerce sans doute, entassés dans le BnB… etc.
Avant d’aller chez Vieux Ghetto (elle vient d’y réserver en passant) Silvia aux vêtures paires se livre à d’étonnants mélanges, on va sûrement être malades si on boit, et d’ailleurs à quoi pourrait-on boire ? Au jardin encore secret dans la maison enfin trouvée de Giorgio Bassani ? Moi, si je m’en émeus, Sylvia s’en fiche un peu. Merci l’alexandrin, ça rassure au passage, diérèse comprise.
Silvia va porter les verres à la cuisine et lorsqu’elle revient, visage soudain rosi par un reflet, je comprends qu’elle n’a plus envie d’attendre. D’ailleurs, si on tarde, dit-elle, Julio ne gardera pas la table sur la terrasse occupant un tiers de la Via Vittoria n° 26. DEHOR ESTIVO, se vante la carte, Chiuso il Lunedi, capitales incluses, OSTERIA del GHETTO. Ainsi sont les usages, en temps de crise, c’est-à-dire de touristes, car, eux au moins, et sont à l’heure ( deux services possibles) et consomment n’importe quoi même à ce prix-là (ici, on a deux cartes, celle d’été, courte et chère, celle d’hiver belle et bon marché : réservée aux Résidents). Après tout, tiens, d’ailleurs, rien n’oblige au ghetto. Les meilleurs restaurants sont dans l’autre moitié de la ville où les plus pauvres touristes ne vont pas le soir, les restaurants chics des hôtels, ou les auberges cossues pour vrais Ferrarais, rien n’oblige si ce n’est l’étrange succession, depuis le début, et comme une promesse faite, de signaux référant à l’histoire juive de Ferrare. Puis, ça se voit, quand on arrive, Silvia compte parmi les habituées.
Sur place, Julio a tenu parole. Il est vrai qu’on n’aime pas décevoir Silvia : pour nous, c’est la table tout près du grand laurier en pot marquant la limite de la terrasse : moins bruyante, moins vite servie aussi, mais on ne manque pas de temps ni de sujets de conversation. On peut parler musées ou jardins. Pour commencer. Parler de Ferrare la souple.

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 77/99, Chapitre 25 – début . L’hôtesse ne ménage pas ses effets. A suivre, si on a encore faim pour secondi piatti, le 22 avril, et aussi pour les images , clins d’oeil en trompe l’œil ou contrepoints sous la contre pointe. Cette fois ,(1) Exposition BOULIES, Montpellier.

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 76/99, Chapitre 24 – FIN : une gardienne mutique et sauvage.

( INSTANT MEMORIEL ( quelle affreuse expression) : mis au point dans la version définitive le 19 mars, début de CONFINEMENT III ( un an après le commencement de CONFINEMENT I) ce post est programmé le 13 AVRIL, date anniversaire de la mort de GIORGIO BASSANI à l’ospedale san Camillo de Rome en 2000. )

Quelques enjambées, peu de mètres, et ce doit bien rester l’un des rares lieux non foulés par mon paresseux pas dans les vieux quartiers de Ferrare, et c’est pourtant celui où dort la maison, étalée comme ferait une grosse chatte abandonnée au soleil dans le jardin rose de Silvia. Via Borgo di Sotto, je répète, je note, je souligne, je redicte, j’indexe : Via Borgo di Sotto. De Bassani LA MAISON, avec tout ce que cela comporte de jardins et de secrets. On va savoir. On va voir. Sans doute. Peut-être. On va voir.
Terrible dans son évidence jusque-là clandestine à mes yeux, la maison n’a besoin de rien d’autre que ceci : murs jaunes, traces de plâtre, encadrement fatigué des fenêtres, sonnettes à l’ancienne disposées en ribambelle verticale
Je progresse dans les trous de ma mémoire, comme si des insectes xylophages avaient, peu à peu, clandestinement rongé en silence toutes ces poutres qu’on croyait solives et qui se révèlent paille, au point que vont s’effondrer les charpentes de l’existence.
«  Eh ben, des phrases comme ça », dirait-on parmi les astucieux collègues de l’Equipe, Cécile, Sergi, Mark, « y a que toi pour en dicter ».

Parvenant ( je le crois )au terme de mon chemin solitaire, j’associe leurs visages à ma joie.


Debout devant la maison qui me protège par son ombre brute, je me souviens que mon Giorgio, notre Giorgio à elle et moi, souffrit «  dix ans de solitude », pendant les progrès d’ , solitude au moins en ses intérieurs, malgré sa présidence jadis du festival de Venise, malgré ses prix et les succès, malgré les honneurs et les voyages, une solitude couchée sur le silence du dedans, comme une encre d’espion se détruisant peu à peu, même si une charmante accompagnait ses gestes et maquillait ses oublis pour en faire des caprices, possible maîtresse ( après bien d’autres) qui s’estompait à force de tenter de lui épargner l’oubli, à lui.

J’imagine Giorgio Bassani à la fenêtre sur la rue, au balcon, un des rare balcons de ce quartier. Il fume une pipe et Pasolini pense « Ceci n’est pas une pipe ». La magnolia dans le jardin, à droite près du mur jouxtant le musée Riminaldi, crée des soucis. La floraison a été tardive, avare. Giorgio, ça l’agace ce matin de juin. Dans le garage- le porche se voit un peu décalé de la façade centrale par rapport au balcon- traine encore la fameuse FIAT 1100, dont il n’a jamais voulu se séparer, même avec les kilomètres à faire jusqu’à Rome, puis l’argent, d’abord l’argent des scénarii, des contributions à des films. Scénarii et adaptations, il s’y met sans réserve le professeur, rédacteur en chef : trois en 1952, Soldati, Antonioni, deux en 53, six en 54, six dans l’année c’est presqu’un métier à temps complet, encore deux Soldati, mais aussi Zampa , Blasetti et- excusez du pas peu – Visconti, et même, en 1958 , une dernière participation à ce qui n’est pas une étoile du cinéma, la « Teresa Etienne » de Denys de la Patellière.


On se demande ce qu’il fichait là-dedans, d’ailleurs plus rien ensuite, sauf des doublages – dont pour son ami de toujours, Pasolini et surtout, surtout, le succès d’écrivain venant, les films adaptés de ses propres romans, parmi lesquels la fameuse « La Lunga notte del’43 », dont le scénario est signé Pasolini pour arriver –enfin ?- à ce qui a fait de lui une célébrité internationale au moins pour quelque temps, et de moi un chercheur en Bassani : en 1970, « Il Giardino dei Finzi-Contini », avec rien moins que Dominique Sanda, Helmut Berger, Fabio Testi ( ces noms éveillent ils encore quelqu’image ?), Ours d’Or à Berlin ( et revoici la médaille d’or), bien que Bassini, toujours, ait regretté la « trahison » d’une adaptation selon lui ratée par les scénaristes, Bonicelli et Pirro. Il est vrai, d’ailleurs, le film je l’ai revu dans un de ces cinémas du Quartier Latin spécialisés en retours de l’oublié : la trahison est grossière, surtout à la fin.
A titre personnel, mais parce que j’aime banalement ce comédien, Philippe Noiret, le troisième film tiré d’un roman, en 1987, est celui que je préfère, le plus discret aussi, « Gli Occhiali d’oro », détenteur d’un prix – pour la musique d’Ennio Morricone -, le Prix Donatello, je ne vois pas, Donatello non, ah oui Donatello.
Dans un tiroir de la commode à l’étage du grand père, longtemps chef de service à l’hôpital (dans la vaste maison la famille vivait entière, mais c’était une autre maison?) ( tant pis, je tiens personnellement à ce que celle-ci reste SA maison. Ma Maison), des tirages sépia, des plaques anciennes de photographie, l’une d’entre elles pourrait représenter la plaque sur la façade de la synagogue dite espagnole, mais la remarque est anachronique. Peu importe, diraient Sergi, ou Mark, ou Cécile : les plaques des assassinés, sur les murs, victimes d’explosion à Bologne, fusillés à Modène, déportés à Ferrare, ce sont comme autant de plaques d’une maladie de Parkinson de la société.


Ce qu’on sait s’oublie, et ce qu’on ignore fait trembler (seul ce qu’on a imaginé reste), les mains sur les livres, les doigts pour la pipe, les jambes pour des cheminements, le cerveau pour la mémoire, qui est l’autre nom du progrès. Il faut suggérer la lecture des plaques à tout passant, short ou pas.
Bien sûr, j’ai lu que Giorgio Bassani, tôt, a cessé de vivre ici, dans cette maison ou ailleurs à Ferrare, parti en 43. Professeur romain, scénariste italien, écrivain de partout. Et alors ?
Je sonne. Nul ne répond. Je m’y attendais. Debout, comme dénudé par la surprise, mélangé au soleil et à mon ombre, je me raconte une histoire, celle d’une brève entrevue aveune gardienne mitique et sauvage. Ce qu’on invente reste. L’empreinte de mon doigt s’installe sur le bouton de cuivre, preuve ou témoignage. Je ne vais toujours rien savoir du jardin intérieur, ça fatigue fatidiquement.
De retour par la voie directe, la voie sèche : via Borgo di Sotto, puis rue Saraceno, rue Belfiori, le jardin rose.
Ainsi, je m’aperçois que la maison de Giorgio Bassani, tant rêvée, tant cherchée, quête inaboutie et symbole enrichi, la maison est à six minutes de mon duplex, quasiment c’est une ligne en équerre. Je m’en veux d’avoir si longtemps choisi plutôt les cercles, les détours, les arrondis, les ovales. A cause de Bassani, et de tout ce qu’il raconte sur la construction en cible concentrique de son texte, les spirales, la rondeur, les brumes, l’ellipse géométrique et stylistique, seulement pour que je n’ose pas la lumière de l’équerre.
Well done, Giorgio, well done, old chap ( dirait Blake)(ou Mortimer ?)
Au retour, je croise Silvia quittant le 33B. Elle part faire des courses. Je regarde la montre, oui, c’est son heure. Depuis mon arrivée, nous ne nous sommes pas vraiment vus.
Dans la rue, on s’invite à dîner. Ce soir ? Ce soir !
Retour via Belfiori, 33 B, c’est à côté, mais dans cette moitié de la ville, les rues de l’ancien ghetto sont toujours à côté, proches, à portée de marche et de mémoire. Les souvenirs c’est pareil : tout est à côté de tout mais il faut tracer le bon itinéraire.
A Ferrare, comme à Venise- et voilà pourquoi ces deux îles restent insurpassables par aucune mer d’hautes eaux ou haute saison- l’errance ne conduit jamais nulle part : impossible de se perdre même si tous les labyrinthes semblent à portée de sortie en même temps et infinis, et de vastes pièges ouverts sous l’attention des passants. A Ferrare comme à Venise on erre, on se perd, et on retrouve le Canal, ou La Mura, partout, on ne reste pas comme un lion dans sa cage, expérimentant les douloureuses limites de l’existence, mais on est comme un visiteur heureux qui explore son Eden, son jardin, imaginaire et vivant. Son plaisir : sa prison.
Explorer mon Bassani, exploiter son jardin.
Douché, avant que ma loueuse (qui ne me loue pas, du reste, beaucoup, je trouve) revienne, j’écris ou dicte à la table du jardin, malgré les chansons italiennes sirupeuses d’un vedette locale, en dépit de odeurs de viandes cuites dans l’huile d’olive première pression à froid, et moi j’écris, j’écris, je parle, je parle. On ne sait encore si cela finira en rapport, en notuscule, en rêve debout devant la porte, et si les collègues de l’Agence seront contents, mais peu importe désormais. J’ai mon jardin. De Bassani.

C’est pour moi, le jardin de Giorgio Bassani.

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 76/99, Chapitre 24 – FIN : une gardienne mutique et sauvage. A suivre, Le chapitre 25 – assez difficile ( ou délicat?)- il faut attendre le 20 avril, on espère.

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 75/99, Chapitre 24 – milieu. Quand le patient parle, je n’écoute pas les mots.


Reprenant le parcours depuis la piazzale medaglie d’oro, je rameute les souvenirs des errances d’avant. Lors de mon premier passage, encore préservé de mon actuelle et de plus en plus nette addiction à la quête du jardin, avais-je pris la petite rue Caneva ? Suivant à leur pied les remparts, ici plus que jamais imposante masse de terre et de briques couverte de gazons et d’arbres, je tâtonne, comme un navigateur aveugle attaché à son mat.

Sur une vitrine de pharmacien, j’espère non paralytique, le thermomètre dit encore : 36, et parle en Celcius.

Une fois de plus, je longe la caserne abandonnée, via Scandinavia, des guérites de guet aux toits perdus ‘terrain militaire, surveillance balles réelles’, on croirait qu’ils défendent la maison Bassani et ses souvenirs privés les plus intimes. Poussé dans le dos par les cauchemars des fusils, et la veille assoupie des soldats d’hier, je sens comme les sifflements des souvenirs qu’on tire à balles réelles et à bout portant derrière mon dos, je file, je fuis, j’essuie, j’y suis ? Effrayé, effaré ?
Le chemin est devenu parcours, ma route épreuve à toute épreuve, ma déambulation errance, mais j’aime avec joie cette façon de me croire …

…perdu dans les entrelacs d’une ville absolument cartographiée, restituée en 3 D par n’importe quel GPS.

On se fait peur en croyant explorer un paysage déjà connu, c’est ce qu’on appelle vivre.

L’ombre lentement pousse sa marée sur mon visage de marin, comme une lèpre qui serait le passage du jour. Jean-Jacques disait un soir, nous étions sept attendant l’ouverture : «  Quand le patient parle, je n’écoute pas les mots, je n’entends pas le sens, je ne perçois que la musique de l’inconscient, ce langage des sons qui structure sa mémoire, invisible, cachée, livrée, parce que dans cette musique écrite d’elle-même se rencontre la vérité. »

Je tourne trop tôt dans une petite rue dont le nom ne figure pas sur le plan de ville, et que j’ignorais.
A force d’insolence indolente au soleil je frise l’insolation ? L’isolation ?
A plusieurs reprises je retourne en arrière, reprends une ruelle aguichante, renonce à son espoir de galets ronds durs au pied, reviens.La certitude visible et protectrice de la Mura, sa masse roux vert, me rassurent. Ici l’horizon est proche et immobile, la clôture apaise sa certitude. C’est le piège dans lequel nous vivons tous, le désir de rester protégés, le désir imbécile qui affadit tous les autres, dont celui de sortir en pleine terre, en pleine lune, exposé à toutes les surprises, explosé peut-être.

C’est ainsi que j’entends les rebonds des balles de tennis. Fatigué, pensée morte et tête usée, on écoute mieux. Épuisé, on écoute tout. Mourant, on doit écouter la profondeur ?


Les mêmes balles jaunes que deux mois plus tôt, celles – bien jaunes- qui s’écrasent parfois en tâche d’étoile sur le poitrail, sur le revers, à gauche.
Petite place, jouxtant le musée presque vide, Palazzo Bonasconi, réduit à deux salles par « Les Travaux ». J’avais bien entendu visité, devoir interne oblige, puis laissé une phrase gentille lors de mon passage, il y a quelques semaines. L’envie d’aller roder du côté du tennis est forte. Mais j’entre d’abord au musée, à cela on repère mon âge. Dans la cour, on voit toujours la petite FIAT blanche portant le lettres noires ‘Comune di Ferrara ‘.

La fois d’avant, je l’avais utilisée pour mon blog, la décorant d’étiquettes, cartes de visite, ruban bleu, lunettes à grosse montures bordeaux, les accessoires usuels des anciennes  » Séquences Publiques d’Oubli »( voir supra, post 1 à 175). C’est cela qui m’avait dissipé, détournant l’attention de l’essentiel, des maisons voisines. J’étais passé devant elles sans même les regarder, je marchais stupide, quasi démarche d’aveugle sans canne, en visionnant debout les photos à l’instant prises sur le Nikon pour mon blog alors vivace : ydit-blog.

Gonflé de présent, on paie le futur.


Après la visite, je pénètre dans le saint des saints du jardin des Finzi-Contini, le Tennis. La partie est rude, l’acharnement sur les balles les transforme en boulets. C’est cossu, protégé de belles briques, entouré d’arbustes, de lauriers, d’acacias, d’un Club House très confortable.
Pas de surprise : « C’est réservé, c’est strictement, c’est aux abonnés, c’est interdit sinon, c’est dit, en 38, déjà, « lois raciales », c’était dit. Deux sexagénaires en forme haut de gamme jouent contre deux femmes beaucoup plus jeunes, mais pas moins dorées. Les quatre m’ont observé avec une méfiance accrue lorsque j’ai photographié la plaque émaillée un peu écornée, peu visible sous les feuilles, qui rappelle cette exclusion –bien réelle- de Bassani, dès 38, en juillet, l’un des fils rouges du «Jardin des Finzi-Contini », Bassani qu’on voit très souvent, dans les biographies, en large short blanc ou sur un court, et qui a été champion régional.
Je regarde, je savoure, j’écoute, ça les ennuie, je les emmerde ( parfois, un peu de vulgarité traduit l’intensité).
Quittant le club entre deux haies de laurier je commets une faute de jeu, une erreur de parcours, comme un enfant qui confondrait gauche et droite, mais les amis et les juniors le savent, et ça ne s’arrange pas d’année en année : je suis un dyslexique du cheminement, un dysorthographique du souvenir, je fais des fautes de mémoire, toujours.
Soudain, ça mérite qu’on utilise le mot, elle est là, tout près, à l’autre angle.
Je suis resté ligoté par mes propres angoisses ou orgueils, et je n’ai jamais pris la peine de regarder mieux. De sorte qu’un court tronçon de rue, vraiment très court mais bien réel, une espèce de petit pan de mur jaune dans la rue m’avait échappé.
Et voila.
Si je persévérais dans l’allusion transparente : « Ce fut comme une apparition », hexamètre célèbre. Au coin de l’angle (concept piquant), au long du musée :

LA de BASSANI, LA –oui- MAISON. Avec ou sans jardin, mais, my God, the Bassani’s house.
Le musée pour rien et comme pour rire visité pourtant deux fois en deux passages a masqué de son évidence vide la maison de Giorgio Bassani. L’attrait pour les traces de l’Histoire a détourné le chemin des histoires, Bassani, maison, Ferrare, ici, là, moi, maison. La ruée du plaisir provoque l’altération du langage, c’est connu, Encore !
Implacable et nette. C’est LA. C’était ICI. ici, le terme.
Les amis psy prétendraient que je me suis plutôt refusé à la voir.

Maison.

Bassani.

Jardin. (1)

Moi. Refusé à la voir, déni, afin de prolonger encore un peu le temps de l’escalier, le plaisir de l’escalier, encore une minute monsieur le bourreau.

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Didier Jouault pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 75/99, Chapitre 24 – milieu. Quand le patient parle, je n’écoute pas les mots. (1) : introduite à temps, l’image à connotation érotique … A suivre ; épisode 76, fin du chapitre 24, programmé le 13 AVRIL, date anniversaire de la mort de GIORGIO BASSANI en 2000.

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 74/99, Chapitre 24 – début. Le murmure incertain des lectrices à son tour s’amenuisant.

Chapitre 24

Sale histoire.
Le réveil, ce matin, est pareil au satin :
Facile, rapide, un café, trois cafés.
Quel pétard.

Levé tôt. Incertain de moi-même, et de ce qui réveille mon attente, je vérifie dans la poche du court short la présence de mes vrais papiers. Soudain, plus qu’ailleurs, ici je redoute d’être surpris sans identité, comme un migrant éthiopien pris la main dans le sac de couchage. Mémoire italienne. Debout dans mes mocassins de veau blond, vêtu d’étoffes que la poussière et les vestiges de mes journées n’empêchent pas de se tenir droites en affichant presque leur coût – rare luxe -, lunettes à monture large et pourpre calées sous la coupe bonne gamme : je me dis à nouveau que mon apparence me trahit. M’affiche – (pas rouge, l’affiche)- me dénonce. Narrateur amateur. Travailleur quasi de luxe. Fils de riche.

Nanti. Émigré oui, de très loin parvenu des territoires aigres de la pauvreté véritable, mais c’est fini :

Old Age. Comme le whisky tourbé.
Levé tôt. Mon temps ici est compté – comme il le sera désormais partout. Je passe une part importante de la journée, canicule et terrasses, à ne rien faire d’utile, sauf si le plaisir est utile.

Assis plus tard dans l’herbe sèche sous les arbres du parc Massari, ( MASSARI : nom donné au délégué de la communauté juive ) dans la partie Renaissance de la ville, je me demande un peu pourquoi, soudain, s’incliner sous le porche de la maison Bassani ? Personne ne me demande rien, sauf moi. Les maisons d’écrivain, en général, ne m’attirent pas, sauf si l’écrivain a vécu et travaillé là beaucoup et longtemps, sur ses œuvres majeures, et qu’un certain contexte (famille ? lieux ?coutumes ? raffinerie de toxiques ? décors ?) a influé sur la création, l’a modelée. Sinon : superstition de bigot. Les demeures de peintres, oui, car elles sont colorées encore de ce par quoi il s’imprégnait venant d’elles, que le plus souvent il a façonnées sur les contours de sa propre lumière intérieure. Situation-type : Monet à Giverny.

« On s’écarte, tu trouves pas ? », dirait Mark, « Ta mission c’est les Villes États d’Italie du nord, bon, fixation sur Ferrare, la Mura, ton écrivain, d’accord, Giorgio passe encore, mais Monet à cet âge ! ».
Dans mon précédent souvenir du premier passage à Ferrare, j’ai mémorisé un autre croisement où (comme à chaque fois) le panneau indicateur « Maison de Giorgio Bassani » bafouille au milieu de plusieurs autres, aussi peu clairement pointés, lisibles. A Paris aussi, on peut toucher les pleins et déliés des parcours fléchés, didactiques, chercher la trace en pierres vert-noir d’une des enceinte de l’Enclos du Temple, citadelle dentro la mura dont les plans restent lisibles sur n’importe quelle archive comme dans la toponymie du quartier, et même ignorer l’exotique petite enclave africaine de rue Poissonnières, viscères empilées en hautes couches successives de livraison, têtes de veau à la découpe, minuscules étalages sur carton mobile où, en boubou superbe, des femmes vendent un beignet, une tranche de fruit, une cigarette de contrebande, puis prennent la fuite à l’apparition d’un Bleu-bec,

pourtant débonnaire badaud de bonne humeur se baladant.
Le fond du petit sac à dos noir, que je ne perds jamais, comporte un volume d’une collection dite «  des écrivains engagés » – concept obsolète. Bassani refusa toujours d’être pris pour tel, en dépit de son authentique travail de résistance, de ses articles, de la prison en 43, et des charges politiques assumées ensuite. « La règle du jeu » de Roger Vaillant et sa caricature de personnages militants, le gentil coco, le dévoyé gaulliste, de résistantes vraies têtes de linotte à coco sniffée pour salons et de véritables victimes dont les ongles rouges connaitront la tenaille, lit-on encore ce genre de roman ? Et « Les sept couleurs » de l’odieux Brasillach ? De toute façon, les rêves qu’ils ont travaillé de leurs passions et portés dans leurs livres ont depuis longtemps explosé dans leurs mains à plume, bien qu’elles valussent bien la main de paysan, salut Arthur. Ça va toujours Charleville et Mézières ?
Pour l’un, à la Libération, les balles du peloton d’exécution (de Gaulle a refusé la grâce, il y a un excellent essai sur le sujet ) brisèrent d’un coup la tête folle qui lançait la haine, la dénonciation écrivant des Juifs qu’il fallait s’en débarrasser, et aussi des ‘petits’ !.. Le cancer a pris les poumons en loques de l’autre, idéaliste révolutionnaire déglingué aussi d’héroïne ou d’alcool, mais surtout d’avoir appris le rapport Kroutchev, découvert les nuques pâles de la sombre Loubianka, et entendu les tirs à Budapest.
Qu’oserait-on écrire en regard de cela ? Quelque pansement pour toujours impuissant à débrider la plaie ?
Pourtant, je me lève, époussette les fesses du short, et je cherche : Le Gardien des Finzi-Contini et – pas le moindre doute- ce gardien a pour nom Giorgio.

Un gardien peut-être des Finzi-Contini et – probablement- ce gardien aurait pour nom Bassani, prénom Giorgio

La maison est là, proche, et son jardin aussi. Sans doute, chaque jour, des Ferrarais passent ici, marchent devant, et bavardent des touristes en Lacoste rouge/crocodile vert, des joueurs du tennis voisin, des vieilles déguisées en concierges pour hôtels désaffectés ou musées vides.
Tous longent la façade jaune à plaques de plâtre, ralentissent sous les fenêtres ouvertes…Ils n’entrent pas, ne s’arrêtent pas, ne caressent pas d’une main émue la porte en bois peint de sombre, le cadre de cuivre entourant les boutons d’appel à l’ancienne, mais aucun nom n’évoque plus le Roman de Ferrare, coupelles concaves de cuivre bien astiqué, alignées l’une sous l’autre, exactement comme naguère.

Ils ne traversent pas l’étroite rue afin de prendre le recul, celui dont je manque et manquerai toujours à Ferrare, se postant comme des espions, des journalistes, des amants, des pharmaciens fasciste et paralytiques, des policiers racistes, des politiciens prophylactiques, pour surveiller les fenêtres, essayer de percevoir des bruits de plaisir ou de trahison, de respirer l’odeur du jardin, l’invisible jardin, de déchiffrer les messages discrets que les fissures de la maison envoient aux visiteurs et aux fantômes. Pour glisser des petits mots dans les fissures de pierres déjointées, puis se lamenter sur ce qu’il subsiste des ruines de la mémoire. Énumérations ? Se méfier, c’est la folie de Rabelais ou la joue d’Artaud-le-Momo dans sa conférence au Vieux colombier en 1947, qu’il faut encore écouter si l’on veut savoir ce que la faillite de la poésie et la marche dans la déraison produisent de concert.


A force d’avoir rêvé ainsi la maison, l’image fantôme de Giorgio Bassani viendrait s’y perdre au point qu’il ne resterait rien de lui, pas une trace, peut-être plus un mot, le murmure incertain des lectrices à son tour s’amoindrissant comme une sirène de bateau déjà loin, un filet d’eau bu par l’été, une vapeur d’aube éparpillée par le soleil. Un regard d’amoureux dégrisé que le petit matin déçoit.


En route, je perçois comme des marques de respect ( paroles, gestes, regards) qu’on adressait naguère, dans d’autres sociétés, aux personnes en train de vieillir, et fatiguées. Mon apparence doit l’être, fatiguée. Au coin d’une rue, sur la toute menue terrasse carrée, quatre sièges pas plus, quatre très jeunes Ferraraises viennent de poser leurs shorts, et leurs baskets près de leurs fesses, pliées vers le smartphone, sans réserve mais avec partage, exhibitionnisme admis. Notre image commune de cet univers occidental, premier quart du premier siècle de ce millénaire : exhibitionnisme généralisé du dedans et du dehors. Mais ça ne prétend dire qu’une chose, toujours la même, si petite, note pour Agence ou rotondités affinées du short : MOI.

Sale histoire.
Le réveil, ce matin, est pareil au satin :
Facile, rapide, un café, trois cafés.
Quel pétard.

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 74/99, Chapitre 24 – début. Le murmure incertain des lectrices à son tour s’amenuisant. A suivre le 10 avril. Probablement toujous enserré dans le cocon en nylon de  » CONFINEMENT III ».

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