Chapitre 24
Sale histoire.
Le réveil, ce matin, est pareil au satin :
Facile, rapide, un café, trois cafés.
Quel pétard.
Levé tôt. Incertain de moi-même, et de ce qui réveille mon attente, je vérifie dans la poche du court short la présence de mes vrais papiers. Soudain, plus qu’ailleurs, ici je redoute d’être surpris sans identité, comme un migrant éthiopien pris la main dans le sac de couchage. Mémoire italienne. Debout dans mes mocassins de veau blond, vêtu d’étoffes que la poussière et les vestiges de mes journées n’empêchent pas de se tenir droites en affichant presque leur coût – rare luxe -, lunettes à monture large et pourpre calées sous la coupe bonne gamme : je me dis à nouveau que mon apparence me trahit. M’affiche – (pas rouge, l’affiche)- me dénonce. Narrateur amateur.
Travailleur quasi de luxe. Fils de riche.
Nanti. Émigré oui, de très loin parvenu des territoires aigres de la pauvreté véritable, mais c’est fini :
Old Age. Comme le whisky tourbé.
Levé tôt. Mon temps ici est compté – comme il le sera désormais partout. Je passe une part importante de la journée, canicule et terrasses, à ne rien faire d’utile, sauf si le plaisir est utile.
Assis plus tard dans l’herbe sèche sous les arbres du parc Massari, ( MASSARI : nom donné au délégué de la communauté juive ) dans la partie Renaissance de la ville, je me demande un peu pourquoi, soudain, s’incliner sous le porche de la maison Bassani ? Personne ne me demande rien, sauf moi. Les maisons d’écrivain, en général, ne m’attirent pas, sauf si l’écrivain a vécu et travaillé là beaucoup et longtemps, sur ses œuvres majeures, et qu’un certain contexte (famille ? lieux ?coutumes ? raffinerie de toxiques ? décors ?) a influé sur la création, l’a modelée. Sinon : superstition de bigot. Les demeures de peintres, oui, car elles sont colorées encore de ce par quoi il s’imprégnait venant d’elles, que le plus souvent il a façonnées sur les contours de sa propre lumière intérieure. Situation-type : Monet à Giverny.


« On s’écarte, tu trouves pas ? », dirait Mark, « Ta mission c’est les Villes États d’Italie du nord, bon, fixation sur Ferrare, la Mura, ton écrivain, d’accord, Giorgio passe encore, mais Monet à cet âge ! ».
Dans mon précédent souvenir du premier passage à Ferrare, j’ai mémorisé un autre croisement où (comme à chaque fois) le panneau indicateur « Maison de Giorgio Bassani » bafouille au milieu de plusieurs autres, aussi peu clairement pointés, lisibles. A Paris aussi, on peut toucher les pleins et déliés des parcours fléchés, didactiques, chercher la trace en pierres vert-noir d’une des enceinte de l’Enclos du Temple, citadelle dentro la mura dont les plans restent lisibles sur n’importe quelle archive comme dans la toponymie du quartier, et même ignorer l’exotique petite enclave africaine de rue Poissonnières, viscères empilées en hautes couches successives de livraison, têtes de veau à la découpe, minuscules étalages sur carton mobile où, en boubou superbe, des femmes vendent un beignet, une tranche de fruit, une cigarette de contrebande, puis prennent la fuite à l’apparition d’un Bleu-bec,
pourtant débonnaire badaud de bonne humeur se baladant.

Le fond du petit sac à dos noir, que je ne perds jamais, comporte un volume d’une collection dite « des écrivains engagés » – concept obsolète. Bassani refusa toujours d’être pris pour tel, en dépit de son authentique travail de résistance, de ses articles, de la prison en 43, et des charges politiques assumées ensuite. « La règle du jeu » de Roger Vaillant et sa caricature de personnages militants, le gentil coco, le dévoyé gaulliste, de résistantes vraies têtes de linotte à coco sniffée pour salons et de véritables victimes dont les ongles rouges connaitront la tenaille, lit-on encore ce genre de roman ? Et « Les sept couleurs » de l’odieux Brasillach ? De toute façon, les rêves qu’ils ont travaillé de leurs passions et portés dans leurs livres ont depuis longtemps explosé dans leurs mains à plume, bien qu’elles valussent bien la main de paysan, salut Arthur. Ça va toujours Charleville et Mézières ?
Pour l’un, à la Libération, les balles du peloton d’exécution (de Gaulle a refusé la grâce, il y a un excellent essai sur le sujet ) brisèrent d’un coup la tête folle qui lançait la haine, la dénonciation écrivant des Juifs qu’il fallait s’en débarrasser, et aussi des ‘petits’ !.. Le cancer a pris les poumons en loques de l’autre, idéaliste révolutionnaire déglingué aussi d’héroïne ou d’alcool, mais surtout d’avoir appris le rapport Kroutchev, découvert les nuques pâles de la sombre Loubianka, et entendu les tirs à Budapest.
Qu’oserait-on écrire en regard de cela ? Quelque pansement pour toujours impuissant à débrider la plaie ?
Pourtant, je me lève, époussette les fesses du short, et je cherche : Le Gardien des Finzi-Contini et – pas le moindre doute- ce gardien a pour nom Giorgio.
Un gardien peut-être des Finzi-Contini et – probablement- ce gardien aurait pour nom Bassani, prénom Giorgio
La maison est là, proche, et son jardin aussi.
Sans doute, chaque jour, des Ferrarais passent ici, marchent devant, et bavardent des touristes en Lacoste rouge/crocodile vert, des joueurs du tennis voisin, des vieilles déguisées en concierges pour hôtels désaffectés ou musées vides.
Tous longent la façade jaune à plaques de plâtre, ralentissent sous les fenêtres ouvertes…Ils n’entrent pas, ne s’arrêtent pas, ne caressent pas d’une main émue la porte en bois peint de sombre, le cadre de cuivre entourant les boutons d’appel à l’ancienne, mais aucun nom n’évoque plus le Roman de Ferrare, coupelles concaves de cuivre bien astiqué, alignées l’une sous l’autre, exactement comme naguère.

Ils ne traversent pas l’étroite rue afin de prendre le recul, celui dont je manque et manquerai toujours à Ferrare, se postant comme des espions, des journalistes, des amants, des pharmaciens fasciste et paralytiques, des policiers racistes, des politiciens prophylactiques, pour surveiller les fenêtres, essayer de percevoir des bruits de plaisir ou de trahison, de respirer l’odeur du jardin, l’invisible jardin, de déchiffrer les messages discrets que les fissures de la maison envoient aux visiteurs et aux fantômes. Pour glisser des petits mots dans les fissures de pierres déjointées, puis se lamenter sur ce qu’il subsiste des ruines de la mémoire. Énumérations ? Se méfier, c’est la folie de Rabelais ou la joue d’Artaud-le-Momo dans sa conférence au Vieux colombier en 1947, qu’il faut encore écouter si l’on veut savoir ce que la faillite de la poésie et la marche dans la déraison produisent de concert.
A force d’avoir rêvé ainsi la maison, l’image fantôme de Giorgio Bassani viendrait s’y perdre au point qu’il ne resterait rien de lui, pas une trace, peut-être plus un mot, le murmure incertain des lectrices à son tour s’amoindrissant comme une sirène de bateau déjà loin, un filet d’eau bu par l’été, une vapeur d’aube éparpillée par le soleil. Un regard d’amoureux dégrisé que le petit matin déçoit.
En route, je perçois comme des marques de respect ( paroles, gestes, regards) qu’on adressait naguère, dans d’autres sociétés, aux personnes en train de vieillir, et fatiguées. Mon apparence doit l’être, fatiguée. Au coin d’une rue, sur la toute menue terrasse carrée, quatre sièges pas plus, quatre très jeunes Ferraraises viennent de poser leurs shorts, et leurs baskets près de leurs fesses, pliées vers le smartphone, sans réserve mais avec partage, exhibitionnisme admis.
Notre image commune de cet univers occidental, premier quart du premier siècle de ce millénaire : exhibitionnisme généralisé du dedans et du dehors. Mais ça ne prétend dire qu’une chose, toujours la même, si petite, note pour Agence ou rotondités affinées du short : MOI.
Sale histoire.
Le réveil, ce matin, est pareil au satin :
Facile, rapide, un café, trois cafés.
Quel pétard.
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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 74/99, Chapitre 24 – début. Le murmure incertain des lectrices à son tour s’amenuisant. A suivre le 10 avril. Probablement toujous enserré dans le cocon en nylon de » CONFINEMENT III ».