YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 77/99, Chapitre 25 – début. L’hôtesse ne ménage pas ses effets.

(NOTA BENE : depuis la mise en ligne du précédent post, le 13 avril, date anniversaire de la mort de Giorgio Bassani – à ROME en 2000 – a eu lieu, à FERRARE, le 17 avril 2000, l’inhumation dans le cimitero ebraico, dont vous avez conservé la mémoire, au moins visuelle ?)

Chapitre 25

Jamais je n’ai pu résister à l’attraction des livres, neufs ou anciens, bons ou ratés. Bien que la plupart des volumes soit éditée en Italien, les piles de Silvia dans les escaliers m’intéressent. Je furète, feuillette, hume, grappille, on dirait un érotomane dans sa collection de « curiositas », un gourmand devant la pâtisserie. A Mantoue, les gâteaux à 2 euros, près de la place aux Erbes, je m’en souviens. A l’intérieur de quelques volumes, les marque-pages sont faits de cartes postales, de cartons d’invitation à des vernissages, même deux factures de librairie. Plusieurs photos, que je veille à ne pas déplacer après les avoir regardées. Aucune d’entre elles ne monte Silvia, ce qui recule encore le moment d’apprendre quoi que ce soit sur elle – dans la mesure où une photo exprime autre chose que les intentions du photographe.

Dans les pages de « La Montagne magique » je découvre la photo Noir et Blanc d’un beau vieillard, cadrage serré.
On discerne les épaules de l’homme, de trois quarts, une chemise blanche ouverte, ample, de qualité, col anglais. Visiblement, il est en train de lire. Sa main gauche tient ouverte une reliure qu’on n’aperçoit presque pas. Le modèle, assis, est penché, très près de la surface de la table, repérée par une trace blanche au premier plan. Bref, on ne voit quasiment rien sauf l’homme, et tout le reste doit s’imaginer à partir d’indices, on croirait un bon roman XXème. Ce qui frappe : les cernes profonds, l’épaisseur de longs sourcils, la moustache dense descendue jusqu’en bas de joues et- plus que tout ça –la masse épaisse de cheveux très frisés, extrêmement blancs, formés en une sorte de boule ronde autour du crâne lisse en son centre, tonsuré par le temps.
On pourrait croire, me dis-je, une photo retouchée pour aggraver le « drama », une variante du professeur Tournesol superposée au tirage avec un portrait du vieil Albert MC2, et d’ailleurs l’image réfère à une sorte de surdité à l’égard des soubresauts inutiles d’un univers sensiblement trop bruyant.
Incliné, il déchiffre son livre comme on lirait l’araméen trouvé sur un rouleau d’Esséniens dans une grotte près de la Mer Morte. Je retourne le carton glacé, format carré, bords dentelés. L’encre est encore vaillante, mais l’écriture passée :

«  prof. M all ospedale, photo Cesare Mastrinacci via della Ghiara).
Par la suite, mais c’est parce que nos dialogues sont difficiles, j’oublierai d’évoquer cette photo avec Silvia, la suscription surtout, d’interroger non seulement sur sa présence dans ce livre, mais sur le lien, peut-être, sur la virtualité d’un lien avec ce vieillard – que je me plais à identifier comme le grand-père Bassani dans son service à Santa Anna, vers la fin.
Aussi, j’ai appris des bribes sur la vie parallèle de ce bon Giorgio, pas la clandestinité de la Résistance, et autres engagements publics ou révélés par lui-même, non, les histoires que l’on tient au chaud sous la couette mollassonne et tiédasse de la mémoire érotique, la plus vivante –car la plus forte, et la plus vaine de toutes – et sans futur. Sur ses histoires d’amour (ni tièdes ni molles, ce sont les souvenirs qui amoindrissent), dont la belle et longue dernière, alors que le rat Alzheimer le détruit peu à peu, fait de Giorgio Bassani l’auteur acide et vif de son propre oubli.

Aurait-il pu oublier (ou se cacher à lui-même ?) cette grossesse imprévue mais qui ne gênait déjà plus son amoureuse, tant elle avait choisi de vivre, sans vraiment y être obligée, dès l’origine, leur liaison dans la plus stricte clandestinité, (1), la clandestinité urbaine et civilisée, un espace du secret qui rappelait à Giorgio (quand il s’en souvenait, de moins en moins, puis plus du tout ) ses propres secrets, et ses propres dangers. Encore une existence sauvée par le mensonge, comme dans la clandestinité à Rome, en 44. ALZHEIMER de l’amour, perte des mémoires sociales, ALZHEIMER, Docteur Folamour .

Si j’écrivais une « note » sur le duplex de SILVIA, ce serait – (et l’Atelier graphique ne chercherait pas beaucoup des illustrations forçant l’étonnement du regard !)

« La qualité du jardin, les zones d’ombre dans les feuillages, les chats dont il faut se méfier, le silence jamais troublé dans cette petite rue très agréable du vieux centre historique, et cette organisation parfaite des deux niveaux. Ici, dans le petite salle de bains, rien n’est vraiment neuf, mais tout est vraiment chic. Depuis le premier, deux gros cercles de verre dépoli insérés dans le plancher permettent de voir le rez-de-chaussée, comme de prendre la lumière, et les volumes sont ainsi augmentés. La décoration, livres, quelques objets revenus de voyages, et l’ensemble des équipements font du «  Jardin Rose » un lieu immédiatement adapté pour un voyageur en solo, ou un couple. A l’arrivée comme au départ, l’hôtesse ne ménage pas ses efforts ni ses sourires pour vous aider à mieux comprendre la très surprenante Ferrare, à en tirer toutes les saveurs, parfois douces-amères, sauf s’il fait grand beau temps et que la brume a été dissipée autour des vélos. Une adresse où les surprises sont toujours bonnes, dont celles du petit déjeuner « maison », et le rapport qualité/prix excellent. La nuit, 100 euros, TTC . Réservation indispensable.»

Ecrire, c’est à cela que Silvia me trouve occupé, au retour, filet à provision portant un contenu invisible enveloppé de journal. On se propose de partager un apéritif. Elle est encore plus impeccable–et ligotée d’étoffes- qu’hier. On s’assied dans le jardin, mais on dirait qu’elle ne tient pas en place, ni à rester ici, dans son espace qu’ont investi, l’un après l’autre, de nombreux « invités» Airbnb, les précédents, deux amies canadiennes ravies et à l’écriture sotte sur le regrettable « livre d’or », encore avant un jeune couple néerlandais, Peter et Maria, ébahis de soleil et de vins et de leurs propres corps nus dans l’ombre du premier étage, fenêtre ouverte sur le jardin désert, encore auparavant, un congrès de joyeux amis en goguette et dûment cravatés, représentants de commerce sans doute, entassés dans le BnB… etc.
Avant d’aller chez Vieux Ghetto (elle vient d’y réserver en passant) Silvia aux vêtures paires se livre à d’étonnants mélanges, on va sûrement être malades si on boit, et d’ailleurs à quoi pourrait-on boire ? Au jardin encore secret dans la maison enfin trouvée de Giorgio Bassani ? Moi, si je m’en émeus, Sylvia s’en fiche un peu. Merci l’alexandrin, ça rassure au passage, diérèse comprise.
Silvia va porter les verres à la cuisine et lorsqu’elle revient, visage soudain rosi par un reflet, je comprends qu’elle n’a plus envie d’attendre. D’ailleurs, si on tarde, dit-elle, Julio ne gardera pas la table sur la terrasse occupant un tiers de la Via Vittoria n° 26. DEHOR ESTIVO, se vante la carte, Chiuso il Lunedi, capitales incluses, OSTERIA del GHETTO. Ainsi sont les usages, en temps de crise, c’est-à-dire de touristes, car, eux au moins, et sont à l’heure ( deux services possibles) et consomment n’importe quoi même à ce prix-là (ici, on a deux cartes, celle d’été, courte et chère, celle d’hiver belle et bon marché : réservée aux Résidents). Après tout, tiens, d’ailleurs, rien n’oblige au ghetto. Les meilleurs restaurants sont dans l’autre moitié de la ville où les plus pauvres touristes ne vont pas le soir, les restaurants chics des hôtels, ou les auberges cossues pour vrais Ferrarais, rien n’oblige si ce n’est l’étrange succession, depuis le début, et comme une promesse faite, de signaux référant à l’histoire juive de Ferrare. Puis, ça se voit, quand on arrive, Silvia compte parmi les habituées.
Sur place, Julio a tenu parole. Il est vrai qu’on n’aime pas décevoir Silvia : pour nous, c’est la table tout près du grand laurier en pot marquant la limite de la terrasse : moins bruyante, moins vite servie aussi, mais on ne manque pas de temps ni de sujets de conversation. On peut parler musées ou jardins. Pour commencer. Parler de Ferrare la souple.

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 77/99, Chapitre 25 – début . L’hôtesse ne ménage pas ses effets. A suivre, si on a encore faim pour secondi piatti, le 22 avril, et aussi pour les images , clins d’oeil en trompe l’œil ou contrepoints sous la contre pointe. Cette fois ,(1) Exposition BOULIES, Montpellier.

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