La vieille « synagogue espagnole »rue VITTORIA, et l’une des ces implacables plaques de FERRARA. L’ensemble menace ruine. Des poutres se déguisent en échafaudage pour sauver un mur. Au coin de rue en face, un bistrot assez minable, une terrasse crasseuse, la patronne ( il n’y a qu’elle pour s’asseoir avec cette arrogance des très médiocres). Elle m’observe avec un regard où la défiance déjà s’efface au profit d’une haine sans raison, les pires. 
Hormis cette petite plaque très discrète, très dégradée,
en voie d’effondrement, nul signe de ce que fut ici installée, vivante,
La Synagogue Espagnole.
J’ai aussi en mémoire l’école juive où enseigna BASSANI,
avant la fuite à Rome, et la clandestinité. La tenancière immobile explose la méfiance tenace et destructrice de ceux pour qui toute allusion à ce passé-là contient les risques d’une facture présentée par l’Histoire et ses revenants : ici on ne trouvera donc rien, pas d’enseigne, pas de lettres, ni bois ni charbon, ni vin, ni pain, ni sel, ni eau, rien.
Rien, sauf le regard en absinthe d’une bistrotière, et sa haine intuitive.
Je m’arrête devant la façade, la parcours du regard, j’inventorie l’étendue de ce déni. La patronne du bar m’observe, hargneuse. Je fais des photos de la plaque, de détails, en vitesse, images troubles. 
Depuis l’extrémité de la ruelle survient le garçon qui, sans doute, reprend son service.
Un « diable » ( !) le précède, obliquement chargé de bières, et bousculé par ces imbattables pierres rondes du pavé, signature de Ferrera. Il entrouvre la porte si délabrée de l’ex-synagogue abandonnée depuis 75 ans, et entreprend de répartir son chargement entre la réserve du bar, et un cellier clandestin qui apparaît, brumeux et gris, sous une ampoule accrochée à une poutre portant des caractères hébreux, dans ce qui fut le vestibule de la synagogue.
Cellier clandestin. Dépôt volé. Encore une fois l’espace accaparé…
» Aryanisation » a-t-on dit en France.
On me connaît : j’en profite pour regarder. Je regarde tout ce qui se dévoile et qu’on cache, depuis soixante-dix ans bientôt.
L’intérieur est très sombre, sale, désordonné. Deux ou trois étagères de mauvaise fortune et piètre facture, des lambris déposés assortis de toiles d’araignées, surtout des piles de cartons emplis de canettes, un peu de conserves, des saucissons pendus à une planche, protégés par du film plastique. 

Au plus loin du regard, des piles de vieux journaux que les conservateurs du Musée de la Résistance n’ont pas dépouillés, puis enfermés sous des pochettes plastiques jaunies, à la découpe, ou qui sont trop récents ? A droite, sur une petite commode aux pieds fragiles, des bocaux de fruits d’été, cueillis jadis et naguère au-delà de La Mura, et quelques légumes indéfinissables, l’étiquette s’est empoussiérée, maintenant illisible. Je me dis soudain, et soudain gelé dans l’immobile, qu’ils lisaient ces journaux, qu‘ils allaient ouvrir ces boîtes, quand les camions gris se sont arrêtés au bout de le rue étroite, un soir de 43.
La vieille, sur la terrasse du bistrot, tire avec une force agacée sur sa cigarette. Je comprends qu’elle lui crie, au garçon, de se hâter, et qu’elle n’ose m’affronter.
Approchant davantage, au point de pénétrer une minute à l’intérieur autrement que du regard, j’essaie des photos du dedans, les volant à la volée. Le jeune homme joue au livreur sympathique- modèle depuis démultiplié par nos usages de « confinés » consommateurs. Lors de son dernier, sans doute, aller-retour, il prend tout son temps, écarte la porte au plus qu’il le peut, s’efface presque pour me laisser photographier.
Merci, mon gars. 
La vieille crie plus fort, s’agite, s’inquiète : qu’est ce que c’est ce type ? Une descente d’architecte de la ville ? Le fisc ? La concurrence déloyale ? Pire : un de la Communauté ? Elle croyait pourtant avoir fait ce qu’il faut pour annexer la ruine sans le moindre petit bail. Pire encore, un mouchard? Un de ceux-là, qui s’occupent encore de cette si ancienne histoire de la prétendue dette qu’on aurait pour ceux de 43 ? On pourrait tout de même passer à autre chose, à force, non, au lieu de toujours ressasser le passé, ils n’ont donc rien pour s’occuper ailleurs ?
Font chier, ont toujours fait chier d’une manière ou d’une autre,
depuis toujours, ceux-là…
L’atmosphère exprime soudain l’angoisse, la précipitation, l’orage qui vient, mais on ne sait pas lequel, l’imminence toujours renouvelée, l’orage de toujours depuis les exils premiers, comme si on avait toujours connu l’exil, comme si l’exil était un territoire de naissance, et la survenue encore écartée, mais possible toujours, un surgissement de ces hommes sautant des camions la tête couverte d’un noir bonnet à tête de mort.
Très lentement je m’éloigne, résistant au désir de m’asseoir à la terrasse, commander un Spritz, interroger la patronne de façon provocante sur ces murs-là, ces journaux du temps, les bocaux d’ici , vous savez d’où ça vient, des cornichons? ? Et les saucissons ? Tous ces mélanges obscènes…
Mais j’ai rendez-vous avec l’inimitable NERO-le-guide.
Ville, piétons, vélos.
Couleurs, mouvements, sourires , passages, de jour Ferrera est une expression pure de la simple joie de vivre.
Ville, piétons, vélos.
Ville, vélos, un très belle et très fine s’arrête, pied au sol, instable, dos tiré, c’est difficile de téléphoner sans descendre du vélo, un peu trop grand, et pourquoi cette quasi gamine s’autorise-t-elle à prendre possession de mon paysage, drapée dans le réel comme un cheval de course noyé dans les hautes herbes du Wyoming ?
La scène me rappelle quelque chose, mais ici tout rappelle tout, parce que dans ce quartier d’Histoire, l’Histoire n’invente plus d’avenir, elle vit dans le vif du passé, l’Histoire, elle s’y vautre dans sa fange, le passé toujours présent, ou dans son désastre, selon les visiteurs.
Devant le monde, ici comme ailleurs, je me sens parfois comme un facteur sans bicyclette et qui ne saurait pas très bien lire les adresses.
Apaisé (un peu vite, dirait Sergi) (on voit bien grâce à quel vélo, dirait Mark) (mais quelle importance ? demanderait Cécile), colère écartée, je poursuis mon chemin vers ce que je connais déjà, mais décide d’entrer dans cette grande librairie du bel immeuble XVIIIè, au coin de via Mazzini et Piazza Trento Vieste.
Depuis des jours, à Ferrare, « Fondation Bassani » mutique « Casa Bassani » introuvable, j’avais le sentiment que la présence de Bassani avait peu à peu disparu, à son tour. Au premier étage, ici, cependant, tout un rayon explose ; toute l’œuvre en plusieurs éditions, originale ou poche, les textes regroupés ou dans la reproduction de la forme princeps. Une ou deux versions anglaises, car les Anglaises sur le continent toujours lisent. Sur une table, deux piles d’une épaisse biographie sortie deux mois plus tôt.
Au mur la célèbre affiche du film. J’aurais envie de glisser au moins une photo de mon Jardin à moi, celui-ci d’ici.

Une libraire s’approche, qui parle un Français plutôt bon, et agréable.
« Toujours Bassani, encore Le Roman de Ferrare, dit-elle, grognon, yeux au ciel. Je me demande comment on peut encore lire Bassani ? Ses descriptions ringardes, son récit étiré comme un bout de guimauve vanille, vous ne trouvez pas ? Ses rebondissements différés mais téléphonés, les héros si tellement héroïques et caricatures, qui se cherchent des raisons de parler comme une vieille guenon poursuit ses puces et ne les trouve pas, et surtout, alors là, vraiment,
par-dessus tout, les bordées de la bonne conscience en fer blanc, ceinture et bretelle, pontifiant garanti Résistance et judéité, tout le blabla sur les bourgeois juifs et les fascistes, les faux semblants de la vérité vraie à la dimension de l’immense Bassani, ça fatigue, pas vous ?.. »
Un Français vraiment bon-pointe d’accent.

Volontiers, je l’inviterais à dîner, sans rire, à bavarder sur un banc ou sous l’arcade, et même à parcourir l’infernal festival de rue, parce que j’ai pour les contradicteurs un authentique désir de comprendre, et – parfois- un appétit féroce. Mais je pars aujourd’hui, bientôt, en fin d’après-midi, finis les dîners au Vieux Ghetto ou au Gourmet Burger. Une autre raison pour revenir, pour elle ? Le dîner avec une libraire au Français vif et agréable, mais anti Bassanienne basiste ? On argumenterait, on citerait comme ici de faux passages, des interviewes imaginées, on exagérerait de fautives lectures, on manigancerait (en se regardant de biais) des séquences biographiques menteuses, des citations détournées, inventées même, en se mêlant un peu les doigts autour du troisième Spritz. Elle regarderait mes documents, invraisemblables car fournis par NERO.
On se traiterait de coquins, de fiéffés, de félins, de Scapin, de t’exagères pas quand même un peu, ça c’est plutôt du Pasolini, on marcherait, on irait voir les ombres mobiles de La Mura, on demanderait Tu reviens souvent à Ferrare? On répondrait que jusqu’à présent pas beaucoup, mais tout peut changer, on boirait au retour du lambrusco glacé à la terrasse du Roma qui allait fermer ?
Assez rêvé. Prétexte. On passe. Dommage. Partons. Mais. On ne peut quand même pas tout faire soi-même.
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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 81/99, Chapitre 26 – milieu. Son récit étiré comme un pot de guimauve vanille. A suivre…le 2 mai ( le 1er, repos!)
La première partie de votre récit est poignante…
Vos épisodes m’ont donné l’envie et le plaisir de lire « Le roman de Ferrare ». Je ne suis pas en accord avec la libraire de votre récit… Peu importe.
En tout cas, merci à vous d’avoir (involontairement) suscité cette découverte.
J’ai trouvé et visionné en VO ( sous-titré en français) le DVD « Le Jardin… » Beau film. Mais il ne traduit pas l’intention de Bassani (C’est lui qui l’a dit le premier).
Les autres DVD des différentes adaptations des livres du « Roman » semblent pour le moment introuvables… J’aurais bien aimé voir Noiret dans le rôle du docteur des «Lunettes … »
Encore merci et bravo pour vos épisodes. C’est du vécut !
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