Tandis que je dîne en terrasse, pour l’étape d’une nuit à Bologne, seul, et avant qu’un cauchemar bruyant me ravisse la nuit, les deux amis sont ensemble au creux du jardin rose,
33 B rue Belflori, FERRARA.
SILVIA. NERO. Les deux.
Sur le toit fermé par un balcon, fragile Mura locale, NERO poursuit son récit empreint de (et emprunté à, en Français aussi la préposition est capricieuse ) Bassani. Titre exact : »Une plaque commémorative via Mazzini »(p. 70-96 dans l’édition du Roman de FERRARE Quarto/Gallimard 2011), mais tout le monde dit « Une plaque » ou » La plaque rue Mazzini ».
NERO pérore, on le connaît ainsi : » Bref, entre deux ou trois séries de figures stylistiques bien affutées, Bassani plus tu lis plus tu le vois, c’est un très grand de la construction, un Bouygues de la structure, donc la nouvelle c’est ça : Premier temps, Géo Josz réapparait d’entre les déportés. On le regarde, stupéfaits : il est étonnamment gras et vêtu de chère pelisse, échappé pas écharpé, sauf de loutre, graisse et fourrure, tu reconnais la caricature banale du Juif dans la presse salope entre deux guerres, en France par exemple, très généreusement.
» Il habite le grenier d’une maison qui lui appartenait « auparavant « mais où les Rouges (majuscule, en 45 !) triomphants se sont installés, au motif qu’il y avait des fascistes avant (dont c’était l’un des sièges), et l’Histoire c’est tout le temps ça, tu fais semblant de changer de puissants mais tu les installes dans un même théâtre, on le sait que l’occupation de l’espace fait Histoire, oui, oui, d’accord, j’avance, comme tu dis.
» Un temps, Géo tente de vivre dans cette Ferrare où tous les « braves gens »- y compris les Juifs du ghetto – ont été « des fascistes convaincus jusqu’en juillet 43 ».

» Il a repris les allures d’un honnête juif de bonne famille de Ferrare, quitté la pelisse, salué la police, suivi son office, tâté son novice, ah non, d’abord te scandalise pas dès que je cause cul, et ensuite tâter son novice, même si ça rime, c’est plutôt chez les cathos, non ?
» Géo porte son « impeccable costume bourgeois en gabardine couleur olive », et « parfaitement rasé » (signe : anti-fasciste et pas davantage rouge), déambule dans la paix, même si le jeune chef, partisan pendant la fin de guerre, est devenu député d’après guerre sous l’étiquette PCI, fameuse et redoutable en ce temps.
» Notre personnage prend la pose comme tout un chacun sur la terrasse du « Café de la bourse ». Certes, il affiche « un ironique mépris ». Nous sommes toujours en 45. On lui manifeste encore, après l’étonnement (un peu agacé) de l’avoir constaté si gros, une « accueillante cordialité », portée par, en même temps, la mauvaise conscience, et le sentiment unanime que « tout cela est passé ». FERRARA, passée, la république de Salo. Ferrare, l’oubli. Ca aurait intéressé le vieux français à l’époque où il faisait ce blog, les Séances Publiques d’Oubli, il t’a parlé de ça? Sa mémoire narcissique ?

SILVIA fait un geste peu lisible dans la pénombre grandissante.

» Vite ! L’oubli !« Après avril 45 », la conviction s’impose qu’« une ère nouvelle allait commencer(…)de la démocratie et de la fraternité universelle » dans cette bonne vieille ville de Ferrare libérée, bien que « à moitié en ruines », toujours ces bombardements sans objectif militaire dont parlait mon grand-père, pas si sympas les Alliés !
» Certes, Géo n’oublie pas. Sa chambre est tapissée, sur les quatre murs, de photos des membres déportés de la famille dont il est l’unique survivant. Géo paraît imposer la mémoire des déportés, mais réintégrer aussi les habitus de son groupe ethno social d’appartenance. »
Silvia demande tout de même, dans le jardin rose où le frais va tomber lentement, si « habitus de son groupe ethno social d’appartenance », c’est du Bourdieu dans le texte ? Du Morin décavé ? Du Baudrillard entré dans le lard. Mieux encore, un Foucault levé tôt ?
NERO ( qui hausse les épaules dans la moiteur en régression du jardin rose) : « L’attitude de Géo produit un soulagement généralisé, il est vivant, bien élevé, pas trop accusateur, comme si on avait retiré son nom gravé en trop sur la plaque de la via Mazzini. »
SILVIA : « Tu sais comme moi, NERO chéri, que c’est précisément l’inverse : rue Mazzini, sur le mur de la synagogue, il suffit d’aller voir, un ultime nom a été ajouté, ça se repère à la gravure, et l’initiale en fin de liste, après les Zamorani ou Zevi, il y a Trévi j’ai perdu son prénom, au fait tu sais pourquoi celui-là est venu ensuite ? »
Ce que sait NERO ( on dirait un titre de film noir détourné) : » Dans la nouvelle, le narrateur porte le désir de la Ferrare : « Le passé était le passé, inutile de rester là à le ressasser ». Un jeu dont la règle ne semble pas troubler Géo Josz.
» Deuxième temps, annonce solennellement NERO, la nouvelle bascule, après que le narrateur, avec son air habituel de n’y pas toucher, il est très bon pour ça, Bassani, ait fait allusion à des « monceaux de ruines » ( autant dire le résultat de vingt-cinq ans de fascisme et de guerre), et aux « transformations superficielles » sous lesquelles la ville « reprenait peu à peu le profil ensommeillé, décrépi, que des siècles de décadence cléricale(…)avaient maintenant figé en un masque immuable ».
« Sparadrap sur les plaies, tout est replâtré, on peut regarder (ton vieux Français Airbnb aurait été content) ce que le narrateur décrit comme « des bataillons serrés de belles filles qui pédalaient lentement », ou encore « un échantillon bien fourni de jeunes cyclistes », le tout au féminin dans le texte. »
Silvia : Mon visiteur, je crois qu’il ne portait pas beaucoup d’intérêt aux vélos
-Ni aux jeunes filles ? ( NERO demande)
« Dans la nouvelle, le passage des jeunes filles marque le renouvellement du désir comme l’éternel printemps…« conclut-il.
Silvia : »Tu deviens lyrique ?
NERO : « Mais voici que réapparaît un extrêmement sinistre sire, même pas fantôme fatigué, très vivant. C’est un « ex-informateur stipendié de l’OVRA, l’Organisation de vigilance et de Répression de l’Antifascisme ». Il a été jusqu’à diriger la « Section locale de l’Institut Culturel Italo- Allemand », le pire. Fasciste ET collaborateur actif, au point de porter « de petites moustaches noires à la Hitler ».
« L’individu plastronne sur les terrasses. Nul ne dit rien. Ce n’est pas de la lâcheté, même pas, non, c’est Ferrare, et Ferrare s’en fiche, Ferrare simplement regarde les filles passer à vélo, les musées recommencer à recruter des gardiennes hors d’âge, Ferrare prépare ces élections qui vont conduire un jeune Partisan PCI à la députation, Ferrare fait sa Ferrare. Très rimbaldienne? (Ta tête se détourne, un nouvel amour). Très baudelairienne ( Les nuages, les merveilleux nuages)
« Mais voilà un épisode disruptif, comme disent maintenant les Français. 
« L’« incident », des dizaines de personnes y avaient assisté ! Le paisible Géo , encore vêtu en bourgeois, avait frappé « les joues parcheminées du vieil espion de deux gifles sèches, péremptoires, davantage dignes d’un squadrista de temps d’Italo Balbo et compagnie(…)que d’un rescapé des chambres à gaz allemandes ».
Alors, c’est dans la personne et sur le corps mêmes de Géo que vont se manifester, sur un mode spectaculaire, les traces de l’éclat. Quand il réapparaît, Géo Josz a revêtu ces mêmes vêtements qu’il portait pour l’inauguration, sur son corps plus que replet. Chacun s’aperçoit d’un coup d’œil, alors, à quel point il a beaucoup, beaucoup maigri (encore une astuce de Bassani, car voici que, à présent, Géo se met à ressembler à l’image que les inaugurateurs se faisaient d’un déporté).
« Géo s’installe, pour ainsi dire, au Café de la Bourse. Là, en place de la surveillance austère et silencieuse qui le caractérisait, il entreprend d’incarner, en permanence, la statue du commandeur survivant, un Savonarole anachronique mais tout aussi virulent. On s’assied près de lui ? « Il se mettait tout de suite à vous entretenir de Fossoli, de l’Allemagne, de Buchenwald ». On lui disait aurevoir ? « Il refaisait le petit geste d’adieu que sa mère lui avait adressé(…)cependant qu’on l’entrainait de force avec les autres femmes ». Il ne joue plus ce jeu du JE voilé, maquillé, gentiment spectral par son silence. Il veut désormais montrer. Se montrer. Exposer à chaque instant le désastre. Montrer l’intérieur de sa mémoire et de sa détresse. A présent, il va falloir accepter de se souvenir.
___________________________________________________________________________________________
Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 92/99, Chapitre 32 – début . « Son impeccable costume bourgeois. » A suivre…Mais ça touche à sa fin.