Chapitre 3 : L’orage éclate sur le quai 3.
Qui, parmi les amoureux de l’Italie, peut se vanter de connaître Ferrare ? « C’est pourtant, après Venise, la ville la plus fascinante du Nord », écrivait Dominique Fernandez, dans sa préface de l’édition Folio de « Les Lunettes d’or et autres histoires de Ferrare », mon volume donnait 1999 pour l’achevé d’imprimé, toutefois le premier dépôt légal datait de juin 1992.
Quant à l’édition originale de la traduction par Michel Arnaud, elle remontait mpréhistoriquement à 1962.
Rigolant, Mark se demandait si j’allais, maintenant à la retraite, à mon tour proliférer la notuscule, fourmiller l’infrapaginale, prospérer du renvoi en Notes, façons trop faciles de saturer les rapports sans rien dire, et de combler sans coût par des chiffres les trous dans la mémoire.
La suspension du temps des aérogares est une chaloupe mouvementée par le mascaret des incertitudes. C’est toujours trop long, trop béant, malséant, malassis, mon poulet. Avant que le vol commence, au milieu de ces instants où l’on doit partir sans savoir si tout est là, j’ai relu mes notes de préparation : long et minutieux travail de choix des villes, de l’ordre de visite, des dates, même des horaires de train.
Je suis un homme de notes et d’images mentales. Pas de place pour le hasard. Je déteste le hasard, serait-il appuyé sur un coup de dés. Ce genre de phrase, ma collègue Cécile m’en fait souvent le reproche, l’allusion déformée à l’obscur Stéphane, une personne sur dix comprend,dans les milieux éclairés.
Pourtant, c’est plutôt presque par hasard que j’ai découvert Ferrare, la première fois, et que je voulais ne pas me contenter d’un séjour à Parme dans l’ombre de la Mosca, ni à Venise : la riche Peggy et ses chiens enterrés dans le jardin près du canal, le Sollers en goguette de gogo plein les mirettes pistant les shorts comme un renard ses poulettes, on ne peut pas rester dans la surface des eaux mortes, des peaux mortes, des âmes mortes. L’ami Sergi trouve que j’ai le profil slave, le soir, dans l’ombre des arcades.
Une fois de plus, cependant, j’étais parti trop tôt, et j’attendais au milieu de touristes. Partir trop tôt c’est comme mourir trop vite. Pensée d’embarquement, pas la peine de noter, ce serait plutôt utile de présenter votre passeport, au lieu de rêvasser sous le portique, tel un philosophe de Replay, et embarquer pour s’y taire.
A mes yeux, aucune raison de s’inquiéter, mais, après cinq échanges WhatsApp, la propriétaire de l’appartement loué à Modène m’appelle de nouveau, en live. Elle m’attend .Si, Oui, tout est bien, et je voyage, donc tout attend. Même le récit du voyage. 
A Bologne, entre l’avion et le train pour Modène, une étape de mémoire.Il y a la façade d’une gare éventrée, jadis, par l’explosion de la haine noire : des plaques portent la trace et les noms des victimes, presqu‘hier, les victimes de la terreur brune, dont on aurait oublié le nom, si la plaque n’en comportait la liste, et la date de l’attentat. Si je crains de perdre mes souvenirs, c’est que disparait d’abord la présence des noms des autres.


Et voici que resurgit en moi l’Italie, comme un remords ou un repentir, ou comme la certitude intime d’une mémoire inaboutie. Dans la recherche du souvenir, la mémoire vieillit mal, ou vieillit plus vite.

L’orage éclate sur le quai 3. Les jeunes foules s’abritent comme pour un ancien horrible départ.

Dernières fuites avant la tornade, les gouttières sont comme les rides de l’âge sur les visages d’un voyageur qui ne saurait plus trouver ses propres larmes.
Ensuite, Le train pour Modène s’annonce avec vingt, puis trente-cinq, puis soixante-dix minutes de retard. On change de billets, on erre, on s’inquiète paisiblement. Tout ceci, après tout, n’est que légèreté du voyage et passage d’images.



La logeuse s’impatiente, inquiète. Effrayée du retard. Désolée de l’orage. Honteuse de l’état du réseau. Peinée de savoir que j’ai froid, sans doute ? On sent qu’il va falloir la tenir à distance, la dame loueuse, comment déjà ? Sur l’iPhone, je retrouve la fiche Airbnb : Stéfania.
Glacé, peu abrité, car les marquises n’ont jamais couvert les garçons de mon age, je regarde en souriant des voyageuses dont le short ne protège rien qui ne devienne visible, tant la pluie à torrent ajoute des plis aux plis et renforce les formes des formes.
A Modène, le chauffeur du taxi blanc me snobe un peu sur mon accent tonique. Donatello, dis-je, et il fait mine de ne pas entendre, se gratte le menton, puis prononce : ah, oui, Donatello.
Le petit appartement n’est ni charmant ni près du centre. On me reconnaît là. Et je constate ma célèbre ( j’aurais bien utilisé « funeste » mais qui comprend encore ce mot ?) capacité à commettre l’erreur banale des hommes vieillissant : choisir mal, décider vite, commencer tôt. C’est qu’on n’a plus trop le temps ni le goût des méandres.
La route de Ferrare exige des lenteurs, des approches sinueuses de vieux sage toutefois prémuni contre les précipitations, d’indien sans calumet allumé. Je veux m’offrir le plaisir de séduire l’impatience qui mène au jardin rose.

Donc, en premier, Modène. C’est une drôle de ville où l’on vend partout des petites bouteilles-souvenir de vinaigre balsamique, comme ailleurs de l’eau bénite,des flacons de concentré de saveur balsamique en guise d’huile solaire pour excursion polaire, des T Shirts à couleur balsamique, des chaussettes balsamiques, des burgers au balsamique.Des logeuses balsamiques?
Burgers, encore, ça va, j’aime ça, et je me demande soudain si la saveur si particulière du Ferrara burger au Gourmet Burger à l’angle de la rue Mazzini – Silvia me le conseillera ?
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Didier Jouault pour : YDIT-suit : « Le Jardin de Giorgio Bassani », épisode 10/99, Chapitre 3 – Deuxième voyage vers Ferrare . L’orage éclate sur le quai 3, milieu. A suivre…