Séance publique d’oubli – année 1 / séquence 3 : le métro Edgar Quinet

                                                                      S.P.O. 3.

                                               Paris, Métro Edgar Quinet, 11 minutes

 

      Ecoutant la bande son des séances précédentes (car ici tout est enregistré ), séquences  inaugurales, l’oublieur public entend que dans l’émotion provoquée par le surgissement implacable du «réservoir 1950», ou dans l’inflexion vers le dialogue rue Landrin le 22 août, sa loi d’oubli (loi d’airain !) a été négligée, ou contournée. Privilégié l’émission sur l’omission.

A quoi ça tient, juste une voyelle entre deux maux. Mais on le savait.

     En respect du protocole expérimental, il devrait subir une réprimande. Mais jusqu’à présent ses distributions d’oubli(e)s ne sont que  des croquis, pas encore des maquettes, encore moins des prototypes. Pas d’urgence, on a bien le temps, on en a pour beaucoup d’années, On peut donc les considérer comme un entrainement et fermer les yeux. Ouf. Encore une minute Monsieur le bourreau.

D’ailleurs, se souvenir c’est fermer le regard.

     Le crieur d’oubli(e)s s’interdit de continuer sa liste de premières fois possibles.(Ce qui n’empêche pas les débuts de film, de romans, etc.)

C’est trop facile de reculer en commençant par  l’annuaire des souvenirs, l’a.b.c. du mémorable.

Il faut passer au danger de l’imprévu.

     Ydit parle donc sur un trottoir, c’est mardi, le matin, une sorte d’été indien à Paris, des gens passent, des touristes, P1130589des familles,aussi

une vieille dans doute agnostique – ça se voit à sa démarche hésitante.

Il parle :

« Tout espace est porteur de souvenirs qui se précipitent, s’emmêlent, se superposent. Pas loin d’ici…

                …Montparnasse, des trains que j’ai pris pour tant de villes.

A cent mètres, l’appartement de rencontre avec…Ah les prénoms décrivent sur le sol de la mémoire un espace de jolis souvenirs, comme un potager de plaisirs pour les frais hivers. Tant mieux.

     Derrière, le célèbre cimetière, dont les allées sont les ennemies pompeuses d’oubli. Ensuite… mais non, si je tourne la tête chaque regard comporte ses assauts de mémoire, ne m’en veuillez pas de mes balbutiements de méthode.».

Pour Ydit, parler de soi pour quasiment personne, pas loin d’une bouche de métro, c’est encore un peu difficile, mais telle est bien la stricte consigne. Remarquez, personne n’oblige. Sauf peut-être l’exigence du temps ? D’une terrasse voisine, où elle boit un café sans sucre, une femme encore jeune, et qui fut sans doute séduisante, l’observe soliloquer, mais ne peut entendre. Elle tend l’oreille en vain. Qu’est ce qu’il peut bien dire ? Pour Ydit, toujours difficile de se faire entendre de femmes.

Quelques passants ralentissent, à peine, par curiosité : le quartier pratique toutes les surprises, n’en redoute aucune. C’est tout de même plus bénin que la cohorte de jeunes rasés,

plus simple que les tortueuses voies du passé

plus simple que les tortueuses voies du passé

filles et garçons vêtus de robes safran usé, scandant «  Haré Krishna » sur le rythme de gongs approximatifs : spectacle ici banal dans les années soixante-dix.

« Non, je ne parlerai pas du cimetière voisin peuplé de célébrités. C’est une sorte de parc attractif  sans mélancolie, sans la  moindre délectation morose, parce que le cimetière est un grand pro du post-mortem bien géré.

Oui, je tiens mon premier oubli véritable.

Je vais vous le dire. Je dois passer à l’acte, à défaut de quoi je vais rater cette séance, ou –pire- la séance de cinéma ». Il dit qu’il veut aller voir «  Floride », un film sur la dégradation de la mémoire, parce qu’il aime les deux premiers rôles. « Pas de roulement de tambour, on n’est pas le soir dans  la ville médiévale, on ne va pas fermer les portes de la cité, cette fois  le « crieur d’oubliEs« , ces petites pastilles de pain sucré non levé,  le crieur ne signale pas le dernier passage du dernier marchand pénétrant dans la ville bientôt fermée, en 1402 à Provins, comté de Champagne.

Ne nous perdons pas. »

Comme aucun n’écoute, rien ne se perd. Pas de risque. Toujours ça.

Il se lance, comme dans la piscine glacée après le sauna : « Première tentative d’oubli : c’était la page de gauche d’un livre d’anglais au tout début du collège. Un quart de page, et le dessin d’humour pour les jeunes élèves ». Ydit énonce une brève description du dessin : une adolescente écrit dans son day-book, on voit une chaîne féroce et l’épais cadenas qui vont en protéger les secrets, pour les temps et les temps. Elle est penchée, cache les mots de son bras plié, elle a onze-douze ans. Légende : Today, I hate for the fisrt time a baba au rhum.

     Voilà ce que je veux oublier ce matin ».

     Il hausse la voix : « J’oublie. J’en décharge solennellement ma mémoire, sans risque, même si le jeu un peu ironique sur l’insignifiance  abyssale du secret donne à cette bulle comme l’apparence d’une épaisseur.

Après tout, l’apparence de l’épaisseur est ce qui désigne l’humour. »

     Alors qu’il dit un peu plus fort, après un silence : «Cela, j’oublie ! », comme on dirait « Je m’en vais», ou «  Je vous déclare mari et femme » ou « Le facteur est passé » , un type d’une vingtaine d’années le regarde, enlève l’un de ses écouteurs, mais n’entend rien d’autre, reprend  donc sa démarche molle de baladeur.

L’expérimentation est ainsi lancée dans sa forme stricte. Il y a de quoi être satisfait, non? Malgré les approximations inévitables d’un débutant de l’oubli. Bon, d’accord, c’est de la petite monnaie d’oubli.

De la pièce jaune.

Mais cela ne va pas de soi de débuter la descente de l’oubli. On ne dirait pas, tant qu’on n’y est pas. On voudrait vous y voir ( mais il n’y a pas de probabilité de rencontre).

Ydit parle toujours :

« Je m’aperçois soudain que mon expérimentation de l’oubli volontaire provoque (on pouvait le redouter) des afflux tempétueux de souvenirs collatéraux.

C’est que je reste encore malhabile dans le chemin à rebours du souvenir.

Je veux en dire un, pour le contraire de l’oubli, parce qu’il est savoureux comme…a first baba au rhum. Donc. La jeune professeur d’Anglais, sans doute remplaçante, débutante, portait un gilet de coton léger. J’ai en mémoire l’image de ses cheveux mi-longs, mobiles. Deux ( ou trois ) boutons de gilet, inemployés, laissaient  au bas du cou une échancrure vraiment fraîche et de loin goûteuse.

On ne voyait, se poussant du coude, que les débuts de balconnets blancs et pleins- mais, en ces années soixante naissantes,

C’était plus que nos rêves collégiens : l’iconographie de la nudité-sinon du sexe- n’avait pas encore empli les affiches pour les produits solaires, les publicités pour les amincissants, la réclame du désir en 2D, du désir.2. Elle se retournait aussi, tableau/craie, «  my small cat is black » (on traduisait, on féminisait, on ricanait ! ), le pantalon disait la finesse des formes, et quand elle écrivait la date dos tourné ( heureuse pratique recommandable à toutes les institutrices débutantes), un espace de lumière rose pâle  dégagé sous le grège gilet venait nous inciter à la méditation solitaire.»

(une phrase comme ça, pas de doute : aucune chance de l’écrire, ça ne peut exister que dans le vent passant d’une bouche de métro, entre un S.D.F. moldo-valaque et un distributeur de journaux gratuits : le vent du temps)

Ydit insiste ensuite sur l’évidence que ce fut, « sinon comme une apparition lors d’une promenade en barque, ou comme un rayon de noblesse à travers un vitrail, au moins la rencontre émouvante…P1120704 … avec l’évidence simple de la force majeure

le désir. Juste le désir. »

La séance se conclut , assez brutalement il faut en convenir, par ces mots :

« Le désir, banalement l’infini du désir, l’interminable puissance du projet qu’est le désir, ce qui me fait ici encore parler en regardant passer une jolie femme, bien qu’elle ne s’arrête pas ( il faudra que je me souvienne de raconter la rencontre de lecture en TGV) le désir imberbe, à jamais adolescent, et contre la bêtise définitive de ceux qui font du plaisir accompli le moteur du monde.

Mais je vois le compteur : 13 minutes de soliloque, c’est la bonne mesure de l’exercice,

vengeons stèle jouault 2avant l’excès».

Evaluation : TS00 : 5% / TPE : C+

NB : on pourra s’étonner du bas taux de TS00, mais il ne faut pas oublier que le Taux de Satisfaction Objectif  Oubli intègre ( comment faire autrement ?) une variable  à puissante composante qualitative. Oublier une page de manuel scolaire…faut pas charrier, tout de même, c’est du menu fretin. Quant au C+ du Taux Plaisir Emotion, nul doute que – hélas- l’irruption d’une jeune professeur d’anglais à gilet mal boutonné  y contribue, au-delà du raisonnable, comme d’habitude. Regrettable machisme banal, à douze ans …

NB bis : l’écoute de l’enregistrement a été perturbée : l’oublieur, maladroit ou troublé, ou pressé de ne pas rater sa séance de dix heures, n’a pas enclenché la touche stop. Au retour, devant la tablette où noter le compte-rendu, l’appareil indiquait la durée 3h37, ce qui est tout de même un peu beaucoup : hormis   un enregistrement intégral du film après la séance d’oubliage, on écoutait la caissière  dire qu’il y avait intérêt à se magner parce que le film commençait, salle 8,  mais aussi portes, métro, gens, rames, annonces d’un retard de 5 à 10 minutes sur la ligne 6,comme d’hab., métro,  achat d’une tradition pas trop cuite, merci ça va pas mal aussi, passage plus tard  en caisse chez Monop (165,65 euros, ça ne s’arrange pas, mais il y avait un pur malt, faut savoir ce qu’on veut), etc. Cette maladresse, imputable à l’émotion des premières fois, n’entache bien sûr en rien la solidité de l’oubli ni l’authenticité du témoignage.

La bande son n’a pas retenu ce propos intérieur d’Ydit : « Nouvelle séance : Edgar QUINET, Ydit qui nait, de quoi faire cancaner Lacan ».

 

Protocole d’expérimentation ( toujours pas validé à cette date par un organisme certes officiel mais pas fulgurant),

Article 3 : extension du champ d’oubli

Tandis que le projet se déploiera, dans les vingt à vingt-cinq années à venir ( sauf A.V.C.), les auditeurs-passants pourront proposer d’autres lieux pour l’exercice de l’oubliage : table du commandant pour voyageurs de Première sur le Titanic, douche mixte du cours de yoga, bureau du secrétaire général de l’UNESCO (on précise que les oublis seront exclusivement  donnés en français pour motif d’exception culturelle), micro de la Direction Centrale du Renseignement Intérieur, vestiaire blanc de la piscine pontificale, tombeau de Jeanne d’Arc, café  » Au rendez-vous des Amis », et même :

  Urinoir de Marcel

 

 

 

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6 réflexions sur “Séance publique d’oubli – année 1 / séquence 3 : le métro Edgar Quinet

  1. Avatar de Khamous Khamous dit :

    Dis, t’y es?
    Parce que moi, marque si t’es bon, j’y suis pas, et à plein d’endroits à la fois:
    le Jouault sépulcral non millésimé: trop rus(s)e, pour etre au net? un vrai Père-ex tendance Georges, dont on ne se souvient pas, perdu entre rue d’Odessa et escalier métropolitain, nous manquerait que la poussette (Qui naît?).
    C’est du beau! du bon etc. le métro s’enfile.
    Me suis perdu, total, radical, mais, mémère, merci pour le coton grège et lumière chair.
    Se souvenir avant d’oublier, y’a du boulot.

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    • Khamous qui mousse ,avec ou sans la rousse ( pas les flics, mais – s’agissant de souvenirs – une Suzanne pas seulement de Cohen mais aussi du Montana), tout est juste , sauf peut être la référence un peu obsessionnelle chez les commentateurs, a ce vieux georges , alors que la référence cachée est celle de la photo cimetière : la tour phallique répétant insidieusement la dédicace de la tombe, signée Niki, et SaintPhalle se voit à la forme de l’oiseau, bon, je m’écarte…
      Une donnée forte: n oublions pas que l’enjeu ce n’est pas le texte mais les interventions en public, très compliquées à gérer…pourquoi le public s intéresserait il à ces balbutiements ,au fond ?
      N’oublions pas , surtout, surtout, que tout cela est surtout pour tente de rigoler en douce avec les copains tandis que le temps passe…

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  2. Avatar de RAVEAU RAVEAU dit :

    Un projet magnifique, poétique et dérangeant, parce que comment s’empêcher de penser à ce qu’il n’est plus permis de convoquer dans sa mémoire ?
    Cela donne plein d’idées, comme l’idée de ne plus marcher qu’à l’envers, pour effacer ses traces de pas, pour effacer les secondes immédiates.
    Je deviens accro dès cette première ballade, cette invitation à une connaissance.

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