« Mais, c’est pas possible, c’est pas déjà vous qu’on a vus dans sur un autre quai y a pas longtemps ? Gare d’Austerlitz, non ? Avec vos histoires, là , racontées debout ?«
Ydit répond qu’il doit y avoir un petit génie
des rencontres,
mais c’est un plaisir.
« Peut-être, dit la dame en gilet pourpre et filet « SNCF », seule cette fois, mais vous passez votre vie dans les rames ? »
Trains, chemins, rues, métros, Ydit rappelle que c’est en marchant qu’on oublie, même si c’est en parcourant qu’on peut construire.
Bon, allez, passons, l’Ydit est un peu pressé, aujourd’hui.
« Vous voulez que je vous fasse la photo ? »
(superbe, pense Ydit, comme l’usage se prend) .
« Là, on vous voit pas beaucoup. Et maintenant on voit plus votre étiquette. Et celle-là ? »
Alors, Ydit raconte
Il a pris tôt la ligne P. L’établissement est à un kilomètre de la gare. Il a marché vite. La chef le fait attendre, entre deux élèves ou professeurs qui souffrent d’une implacable urgence. Ydit a du temps. Ydit est venu solliciter. Naguère, l’idée même de sa venue aurait valu un branle-bas général. Accueil, gâteaux secs, dossiers frais, marques de respect. Maintenant, sur une petite chaise d’un petit coin, il attend. On pourrait l’oublier. Petit vieux à la Sécu. Papy chez le docteur. La vie.
La chef l’introduit, pressée. « Il y a beaucoup à faire, Monsieur (elle évite le nom, et encore davantage l’ancien titre,pompeux et lourd). Les professeurs sont l’objet de sollicitations multiples, de toutes sortes, et puis il y a la réforme, vous savez qu’elle a du mal à les convaincre,…
…la réforme, c’est compliqué, enfin ils la rendent compliquée, vois avez su comment ça peut-être, donc, je suis désolée,
mais pour votre projet, on ne va pas pouvoir…désolée. »
Tout ça dans le même souffle, elle parle très vite , un 110 mètres-haies avec chaussures de montagne. Impressionnant. Ydit en a le projet coupé. Elle l’a peu regardé.
« J’étais venu ici, explique Ydit à la dame SNCF, parce que ça a été mon premier vrai poste après le concours. Etape indispensable des oubliEs. »
« Vous voulez raconter votre vie à des élèves ? » s’interloque la dame SNCF. « D’anciens résistants font ça, ou des parents pour parler de leur métier. Mais non, non, moi, je veux leur raconter une scène, une seule, la visite d’une maison ».
-« Quand vous étiez jeune prof ici ? »
-« Ecoutez, euh ?… »
–« Comme on va quand même pas se rencontrer encore une fois, je peux bien dire : Germaine. D’accord, c’est pas terrible »
–« Germaine, si je vous le raconte à vous, je ne pourrai plus leur raconter à eux. Vous comprenez ? »
-« Non, je vois pas…Mais déjà l’autre fois,
….j’ai rien compris, alors… »
La chef enchaine : les professeurs sont surmenés, ils ont un peu les nerfs à fleur de peau, on doit bien comprendre ça, elle ne se voit pas de leur demander du travail en plus, surtout en fin d’année, pensez-donc, elle se sent tout à fait en empathie avec eux, ils font ce qu’ils peuvent,ils se concentrent sur leur mission, et on pourrait reparler de tout ça plus tard, par exemple l’année prochaine, non ?
Pour un peu, elle se lèverait, tendrait la main, allez on se quitte bons amis, hein ? Bon débarras, hop.Allez, y’a pas une petite harmonisation d’horaire de maths qui traîne? Un grand dadais de Troisième qui se planque pour fumer à sentencer?
Puis, alors qu’Ydit toujours assis explique ce qu’il attend, la tension décroît. La chef s’assouplit, commence à écouter, comprend qu’il ne s’agit pas d’un groupe de travail, d’un truc à piquer le temps, d’un effort à demander.Elle le regarde. Elle le découvre. Tiens, il fait pas si ..
Comment voit-il les choses ?
Ydit : «Simplement: j’arrive, on a fait une invitation, une mini info, mais vient qui veut, et s’il n’y a personne tant pis, j’arrive dans un coin, et je parle, devant deux ou devant trente, ils restent ou ils partent, ils mangent du pop-corn et jettent des cacahouètes, ou elles prennent des photos, mais moi je parle, je ne fais rien que parler, juste ça, parler, ça fait soixante ans et plus que je ne fais que ça, on écoute ou pas, et voilà. Deux ou trois dizaines de minutes, rien avant, rien après. Gratuit»
La chef a souri. Elle respire. Elle le prendrait presque par la main.
Ydit raconte qu’ensuite il s’en va retrouver ses chemins, son silence, l’insensible clavier du récit, l’indifférent cadrage des images : banalité du marcheur. Demande rien à personne. Donne ses mots et hop.
La chef accorte sourit encore, elle mesure l’absence de poids sur quiconque (honorable souci); elle appelle sur l’intérieur : Z est-il libre ? Du coup, elle passerait bien tout de suite au début de mise en œuvre, maintenant, pas du genre à traîner, la chef, quand elle s’y met. Guillerette.Intéressée.
Mais Z. ne répond pas. La chef conclut :« On fait ça pour fin juin ? Je m’en occupe. »
Sur le chemin entre l’établissement et la gare, Ydit fait 
le détour vers le centre-ville. Le bon fromager à l’ancienne est encore ouvert ( le village s’est peuplé de bobos rurbains), mais la librairie où l’on commandait les manuels a disparu.
La petite place de la fontaine est occupée par toute une équipe de tournage d’une série télé, Josée Dayan n’est pas dans son fauteuil, il est impossible d’aller prendre un grand noir à l’hôtel de la Croix Blanche. Il attrape le train de 12h12
-« Dites donc, tout ce temps-là, le trajet et tout, rien que pour avoir un endroit où vous pourrez parler ? »
-« Bah oui, Germaine, vous savez quoi ? Vieillir, c’est juste chercher un endroit. »

@yditspo
Quelle loquacité !
J’aime l’expression « c’est en marchant qu’on oublie, même si c’est en parcourant qu’on peut construire. »
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Eric, vous avez fait vœu de silence ? (On ne vous lit plus sur LinkedIn )
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Un régal de lire cette quête de l’oubli, mon cher Didier. Vieillir, c’est juste chercher un endroit …pour oublier qu’on vieillit, une place dans le placard à naphtaline…
J’attends la suite avec impatience.
Amitiés
Bernard
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@Bernard Messias
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Et, cher Bernard, j’espère que tu n’oublies pas d’écrire- si le Président, parfois, t’en laisse le loisir ! Amitiés
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@Bernard Messias
Non ! Viellir c’est apprendre.
Apprendre et découvrir.
Y compris par le biais de la nouvelle génération : le fameux « reverse learning »
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épisode à oublier!
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De quoi parle-ton ? D’oublier quoi ? Ah oui, les trains vides de l’arrogante errance mémorielle ?
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Ha Ha l’anonymat tel « Papy à la Sécu »!
Un des épisodes les plus drôles, et les plus « vrais »; j’ai eu l’impression d’y être en direct. 🙂
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Si cela fait sourire, sans tristesse , tant mieux ! Mais il y a des en-directs moins tortueux !
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La nostalgie est-elle forcément triste? Ce serait dommage!
Marc
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Etonnante toujours ( et cependant si connue ) la différence des perceptions. Cette nostalgie n’était pas triste,mais l’épisode n’était pas drôle. Pardon…
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