S.P.O.21 : Et ta civile ? Quelques minutes de sonnerie aux mots.
« C’était assez drôle, la S.P.O.,celle de l’autre jour », dit une lectrice tenue au plus strict anonymat par ses voeux de chasteté. Ce qui se comprend bien.
On ignore pourquoi Ydit se souvient alors d’une visite au musée de Brive. Facétieuse et sans façons, la conservatrice (une grande brune aux yeux pers ),avait juxtaposé deux états de la matière
Ydit cite, licite: « A choisir drôlerie, on risque d’être vain », alexandrin classique mais archi-nul, d’autant que seule une dict-i-on dés-u-ète assure le nombre des syllabes. On est loin de Racine, mais personne ne connaît ce farfelu librettiste, Moiveaux de Sarygnac. La leçon, toutefois, est bonne.
On sonne. Sidonia. Elle entre. Il confirme : Oui, ce matin Ydit travaille ici. Non, elle ne dérange pas. Oui, elle pourrait commencer par le repassage, ça fait moins de bruit. Non, enfin, bon, alors, donc,voila.
« Donc ? » : récitant, orateur,léger dans l’air, il faut pourtant se plier à la matière lourde d’écrire.
Donc, Ydit raconte, touchant un peu durement le clavier :
« Déjà, marcher vers le gouffre de l’oubli fatiguait le paysage : les balises rouges et blanches de la mémoire s’estompaient sur des troncs penchés que l’âge, vite, fend. Les souches, au pied, annonçaient l’état futur de ce qui bouge encore, espèce d’existence même ralentie, ou ce qui déjà progresse vers le copeau…
–Bon, disait le public–assez transparent, évanescent, fuyant, ce jour là encore,( mais on ne perd pas espoir), le public d‘une toute petite terrasse– « Bon, alors vous voulez un Perrier ? Vous faites une balade ? Il a pas fait trop chaud ? Et avec toutes ces pluies, vous avez dû … »
Marcher, parler, terrasser, oublier, raconter. Ydit se dit qu’il aurait peut-être fallu oser des situations moins banales : traverser Tucson en djellaba, ou gravir la montagne sainte Geneviève juste habillé d’un tablier de sapeur. Ou partir se baigner dans le port accompagné d’amies seulement vêtues de peu de peau. Bref, se faire un public comme on se fait un café fort.
Pour l’instant, on en est là, une fois encore : une table, un quai (mais serein), des cartes (et des raisons).
Beaucoup plus tôt, le matin, l’officiante du distributeur de billets en gare, un peu hagarde, épaule pâle et front blond, quant à elle, regardait Ydit qui parlait: « Bien bien, disait-elle, ne pensez-vous pas que vous vous écartez ? Vous n’allez pas nous faire le coup de tenter d’oublier la réglementaire oblitération de votre billet, tout de même ? ».
C’était juste si elle ne se mettait pas les mains sur les hanches, pour appuyer l’interpellation, comme une grand-mère de sale conte, une molle mamie mal jouée,
une directrice de maternelle dans les caricatures des villages.
Ydit, tendant son ticket se souvint que, longtemps, les employées du chemin de fer ont été connues pour leur culture. Et puis, comment oublier Germaine-des-gares, déjà rencontrée sur nos chemins d’oubliEs ? « Ah, Germaine » …
–Germaine ? demande Sidonia, qui surgit précédée de l’aspirateur encore débranché. Il faut dire que la vocalisation du clavier a été activée : on s’entend écrire. Elle ( Sidonia) poursuit son entreprise de dialogue et de mise au net : « Je peux passer l’aspirateur dans votre bureau ? »
Elle peut, puisqu’elle doit. Etrange formule.
Germaine ? redit la vocalisation (aussitôt arrêtée). C’est la dame de la SNCF. Germaine. Prénom qui tend à devenir générique, faute d’avoir été généreux. C’est ainsi qu’on appelait la tante, dont les rarissimes apparitions brulaient les planches de la mémoire familiale comme le grand incendie de Londres, ou celui du bazar de la charité. Poilue comme une mygale, rieuse comme un scorpion. Digne de tous les oublis. Dont acte sans tact. Mais la Tante Germaine avait pour époux un contrôleur puis chef de gare (ou dans l’ordre inverse ?). Amusants méandres du fantasme ferroviaire : la tante se fait éponyme de toute employée SNCF croisée dans le réseau francilien des balades.
-« Alors,bon, je peux, dans le bureau, le passer, l’aspirateur, donc ? » : l’état de semi- hébétude d’Ydit devant l’écran justifie les constructions approximatives, mais efficaces, de Sidonia. Elle le sort ainsi du rude ciment de l’écriture, avant que ça prenne.
L’opérateur de séquences publiques d’oubli, un peu gazeux ce matin, l’admet sans réserve : si on se laisse aller, les malices du récit l’emportent toujours sur les besoins de l’oubli. « Restons à l’essentiel ».
L’essentiel ?

L’essentiel , dans le métier d’oublieur avide d’oubliEs, ce sont les origines. Pour être plus clair se tournant vers la patronne de bar (en train de baisser rideau) :« J’oublie que j’ignore venir de quelque part ou de quelqu’un. Que je ne viens de rien de bien. Laboureurs et colporteurs. Rien de noble, rien de marbre. Qu’il faudrait chercher l’origine du monde. Trouver l’invention du monde. Mais que ça ne se découvre pas aux yeux du profane.
Chercher dans des livres touffus le long de raides trajets en train, le matin, avec son billet en main, comment inventer les origines. J’oublie que je ne sais pas. Réellement . Ainsi, j’aurai la paix. »
Elle termine sa baisse, hausse l’épaule. Impossible engagement. Chacun le sait : oublier qu’on ne sait pas est plus difficile que savoir oublier.
Heureusement que Sidonia n’écoute pas, tuyau d’aspirateur branché à l’oreille. Elle éparpille la présence
en même temps que la poussière.
…Elle jette à tous vents les cartes des oubliEs. On s’en fiche, Ydit en a plein, des cartes.
Ydit poursuit : « Face à la mairie de M., sur le banc, pendant la pause dans le village où pharmacie et boulangerie étaient fermées à cette heure–ci (et comment vivre, alors ?), j’ai trouvé tous les noms des morts, j’ai moi-même lu tous les noms des pères et des pères, sans nulle part déchiffrer le mien. Je fréquente les places aux héros. »
14-18.
Aux morts pour le France.
ALBOY
AMOUROUX
BAUDET
BOUCHET
BROCHARD
CAMENZIND J
CAMENZID A
COINTE A
COINTE L
DAGUET DANVIN
DAVERDIN
DELAFORGE
DUMONT
DUVAL
DUSAUTOY L
DUSAUTOY M
DUSAUTOY E
DUVIQUET
EMERY
GOULAS
GUILLET….
…l’autre versant du monument, invisible, on ne connaîtra pas les noms des fils, car il ne faut pas quitter le banc paisible de l’heure ensoleillée, il ne faut pas chercher les noms des fils.
A ces souvenirs empierrés, Ydit ajoute, généreux en oubliEs, la liste des évêques, dont les prénoms dans l’église paraissent inventés par un gadgétiste de studio lourdement poudré »
Il raconte ceci, pendant qu’elle ferme le verrou : » Si je veux oublier, je dois savoir, vous comprenez?.. Qui ont été mes anciens. Ils n’ont rien été que je puisse être. Rien laissé à connaître. Voila pourquoi je lis les monuments aux morts et les registres d’Etat-civil. Voilà pourquoi je cherche les noms des morts. »
Il achèva son récit pour la bistrotière agacée qui s’éloignait en tournant le dos, chargée de cet apparent sérieux, et l’abandonnait sur la terrasse désormais vide, comme s’il était le dernier survivant d’une place des Héros,
le dernier des Mohicans :
« En route, ce matin, sur une butte dont les arbres s’enracinent toujours dans les restes de bataillons marocains laissés morts en 14, une biche s’échappait, hésitant à choisir la sente de sa liberté. Ydit s’arrêta de marcher, de parler. Un garde-chasse désarmé regardant la souplesse des muscles, s’approcha, murmura contre l’oreille:
« Allez, vous savez bien, les familles carburent à l’oubli,
sinon c’est la franche panade».
Puis sortent les cartouches. Pas seulement celles de l’imprimante.
Evaluation :
Le taux de satisfaction d’oubli reste bas, et c’est un regrettable constat depuis le début (mais le projet s’engage pour vingt ans). Il faut dire qu’engager l’oubli des noms des morts, quelle arrogance de débutant de l’oubli. Seule l’intégration d’une forte variable qualitative – et subjective- augmente un peu le taux de satisfaction .T.P.E. : en revanche, le Taux Plaisir Emotion est intéressant. S’y combinent le creux de l’église, la tiède place au soleil, la marche, l’accorte accueil de l’agente du rail, la verdeur sonore de la tenancière, les auditeurs silencieux comme des joueurs de carte dans une toile de Cézanne, le croisement de la biche ( sous ses formes fluctuantes, généralement humaines). Puisqu’il s’agit d’omission, omettons la voracité de l’aspirateur.
un grand cru d’oubli…
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Ah Serge, si cela vient d’un connaisseur !!!
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Merci Didier pour cette ode à l’oubli qui se présente comme une manière très belle, légère et subtile de célébrer la mémoire. J’aime beaucoup le style, les tournures, les métaphores et surtout, les transitions qui font voyager le lecteur d’un monde à l’autre.
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Aziz, c’est vraiment trop, venant de toi dont on connaît le sérieux et la volnté d’exactitude !Mille mercis
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Merci surtout de cette lecture fidèle, et tant mieux si quelques images et oublis permettent pour cinq minutes ce » pas de côté » toujours bienfaisant !
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Cher Didier Je fais un effort pour te suivre mais quel bonheur de ne rien comprendre. On se croirait au lycée Papi au lycée Papillon….
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C’est parce que, papy, tu est trop intelligent pour tout comprendre à ces facéties de potache planqué au fond de la classe , et qui lance des avions de papier dans le dos du maître ( évidemment, les avions de papier portent des messages d’amour pour la petite brunette qui rêvasse à l’autre bout …)Amitiés à toi .
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En tant que littéraire, j’écoute l’émotion que me procure le texte: et, ce soir, j’en ai éprouvé en lisant le vôtre…
Agnès Prouteau
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Agnès, vous êtes trop bienveillante, mais si les modestes oublis provoquent de l’émotion, c’est donc après tout que le texte est encore un peu communicatif (et bien mieux que les sottises glanées sur FACEBOOK…), TANT MIEUX !
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