didier jouault YDITBLOG Séquence publique d’oubliEs, OMISSION n° 40

Séquence Publique d’OubliEs,  OMISSION  n° 40

Faut-il quitter  sans mégoter le fumeux territoire de la pauvreté ?

Au festival de Castel Gontran, province très lointaine,  Ydit n’a pas été bienvenu. Escarpins de Parisien sur le tapis Terre de Sienne d’un programme en région : « Touche pas à ma motte »! Ici, on a eu l’accueil sobre, et direct : « NON ! Passe ton chemin. »

La séance précédente d’ « Omission » le raconte.SPO 40 021

« Mais si on vous avait accepté ? » dit la passante encore sans souci, et qui déjà profite d’un aimable soleil après la course au bord du bois.  SPO 40 035 Ydit ne sait pas dire « non », lui, et il raconte.

Ydit : Entre deux performances d’acrobates verbaux, dans la belle salle de spectacle tissée dans la pierre du monastère, une demi-douzaine d’étudiants, chacun à sa table, présentait un micro-projet construit dans son école d’art. Très belle idée.

Un debout déguisé se taisait superbement – symbole des malentendus de l’art contemporain? Une autre soufflait des bougies-farce, inextinguibles, en récitant avec  talent des passages entiers de « Pierrot le fou ».  Superbe! Un autre voulait ajuster en récit des plans-masse, éparpillés comme des puzzles et formant une Alphaville différente pour chaque interlocuteur. Une autre, une fille à regard de Nadja, distribuait des cartes toutes blanches pour un jeu sans règles sous l’œil absent du barman.

Ydit : Je me serais assis là, parmi les autres diseurs, et j’aurais dit que pendant toute un époque, le père se clochardisait à vue d’œil.

Ydit : Voici le récit que j’aurais fait. En cette époque, années soixante, le chômage n’était qu’un passage  court entre deux emplois, un gué au milieu de Trente Glorieuses. Le père, lui il aimait ça, rester dans le passage. Par flemme. Usure natale d’énergie. Mais pas une de ces flemmes sympathiques, genre anar  bricolant son vélo en Marcel noir souligné de juliénas. Lui, c’était, la cinquantaine venue, l’amour d’une flemme sale, la flemme de l’ado qui refuse de se laver, se lever, se lover dans les bras de Mamm.SPO 40 008

Le père juxtaposait en toute impunité deux activités aussi peu lucratives que salubres : le ramassage impuni de mégots et la tenue de l’arrière-bar chez la mère Jeanne. Au rez- de chaussée de l’immeuble immanquablement minable, et détruit depuis, où sa famille logeait le pignon humide accueillait ce troquet «bois et charbons» qui semblait sorti d’un passage des «Champs Magnétiques», traduits en direct en langage «  vieux Patriarche » ce velours de Nicolas .

Tout ça ne donne pas très envie, c’est mal imité de Doisneau, non ?SPO 40 001

Le troquet, au Pré Saint Gervais, se magnifiait lui aussi de trois portes. La porte sur la rue, enfumée de gros tabac, émail décati : « Vins et Bocks » et pas besoin de carillon, les clients sont rares, ils entrent d’un pas incertain puis s’accrochent au vieux comptoir. La porte, dans l’arrière-bar, qui donnait sur le minuscule hall sombre de l’immeuble (souvent, à dix ans, je passais par là en traversant le bar), la véritable porte, enfin, de bois plein et lourd , tout au fond, celle qui ouvrait sur l’étroite cour, toilettes au fond, un point d’eau qui paraissait couler sale de naissance : de quoi laver les bouteilles avant d’y reverser le 10 degrés,- père aidant de son mieux et avec une ardeur infatigable au mouillage du gros rouge d’Algérie – car il avait un peu abusé du 11 degrés, fallait bien restituer un niveau à la barrique. Père n’était ni prévoyant sur les mesures de quantité ni trop inhibé sur les façons de transformer le vin en eau. Tout un talent.

Ce qu’on oublie, aujourd’hui, c’est quoi, au juste, c’est la Mère Jeanne et son comptoir ? Ou l’art du ramassage ? Faut savoir !

D’accord, d’accord, le plus difficile dans l’oubli, vous avez vu juste, c’est de ne pas s’y perdre. Un temps, je l’ai connu propret.SPO 40 002

A cette époque là, mois derrière mois, le père avait lâché prise. Il faisait semblant de tenir debout sur sa patte bloquée au genou. La mère travaillait, cousait à domicile des doublures de cravates, gardait toutes sortes d’enfants, s’apercevait de temps en temps qu’elle avait un cadet dans la cohorte. Le père, lui, jadis convenable,  impérial et dégradé, menait une existence simple : d’exceptionnels emplois vite abandonnés, des bocks en terrasse, la barbe pas faite, il occupait les trottoirs, les abris, les halls de métro, il ne les occupait pas, il s’y traînait, comme il tirait sa patte folle, depuis toujours ankylosée au genou dans une position raide qui le faisait boiter.

Depuis la fenêtre qui donnait sur le parcours, je le voyais,SPO 40 016 je le voyais traversant les rues , l’air un peu louche, un peu sale, faussement déterminé. A  quoi il occupait sa belle journée, ensuite, brume ou lumière, était simple à décrire : il mégotait… »

Ydit  poursuit le détournement de l’inaccessible festival, commencé sur les lieux mêmes. On s’y croirait?

Le père : au sens exact du terme, il collectait dans un sac plastique, il accumulait avec une patience de chimpanzé devant l’arachide, et sans le moindre dégoût, il mélangeait tous les finis de cigarettes, nombreux alors, les pieds de cigarillos qu’il péchait au sol comme un grand oiseau  raidi quêtant les  vers  à marée basse.

Toute honte bue, mais  à l’époque la honte n’était pas son breuvage unique.

Précis et  sale comme dans une favela, il pivotait sur son pignon raide avec l’élégance aptère d’un roi du patin à glace, il ne lui manquait, certains jours, dans son tango de bitume, que le tutu en papier Job.

Mégoter : séparer soigneusement le filtre, toujours écrasé, parfois teinté de rouge-Baiser sur la fin d’un Camel assoiffée de saveurs ( mais le père ne fantasmait pas, guère tenté par le  rouge-baiser, il préférait le rouge 12 °,  il mégotait). Froisser le papier sale du mégot, ne pas hésiter à le laisser tomber avec une négligence presqu’aristocratique, saisir  les brins compressés du tabac, de toutes les couleurs un peu, gauloises_disque_bleu_caporal_filtre_s_20_s_france(mais l’époque n’était pas raciste pour le tabac), ensuite le noir brûlé sur le bout des doigts, mais de la cendre sur du sale, ça ne tache pas. Endroit fructueux, le pied des arbres, geste souple, mouvement leste, le père happe le mégot encore tiède, c’est tout un art, de nos jours largement oublié.

Grommelant, grumeux, bouffardant, il tirait à la fois sur sa pipe et sa jambe, cognant marche et rampe du double choc arythmique du fourneau et de l’ankylose, il rentrait à la maison regardant le mégot tel un bonbon d’écolier, ah une menthol Stuyvesant, un vrai Carambar.

Pipant davantage qu’à son tour, à l’aise dans son jus, il faisait du ramassage de mégots davantage qu’un usage : une cérémonie d’aliéné ou de shamane qui prendrait chaque filtre doré pour le cylindre d’une pépite.

Dans ses doigts d’artiste, le mégot se faisait lumière.

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Le sac plastique n’était pas toujours plein, mais il puait toujours le bitume et l’huile écrasée, et avant de rentrer, le père traversait par le bistrot de la mère Jeanne, rien de tel en ces temps que le cendrier de poivrot, à l’exclusion du pied de zinc.

Elle et lui, c’était la lumière et la comète.  

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d’après l’extraordinaire  » Carmen CRU« , Lelong, Fluide glacial ed. 1985

Et du coup de l’étrier, un petit rond de 13°algérien à saveur d’eucalyptus desséché.

Il aurait pu éditer à compte de mégots un vademecum du ramassage, un atlas de la Camel rougie à lèvres, de la Malboro prise au débotté. Empereur déclassé, certes, un peu Saint Hélène fin 1820 , mais empereur tout de même, un pivert n’y aurait pas retrouvé ses insectes. L’avantage du tabac déshabillé après stage de formation en caniveau, c’est que ça chasse pas mal de bestioles, de nuisibles, ne serait-ce qu’à l’odeur à jamais invaincue. 

Déjà, Le récit aurait été proche de la fin, et l’oubli au terme de son accomplissement. Satisfait, Ydit raconte qu’alors il aurait quitté le festival…

…qu’il aurait parcouru le passé dans cette petite ville à fortes odeurs médiévales coupées de propres gazons parfumés chaque matin.

Mais il faut en finir et boire le jus de la pipe jusqu’au bout, disait le père, parait-il.

Ydit : Paisible, attentif, soufflant sur les brins de tabac comme un écureuil comptant ses glands, serein comme un joaillier flamand qui croit poser pour Vermeer, le père bourrait d’une main la blague à tabac et de l’autre sa pipe relativement crasseuse et parfaitement culottée, toujours tenue en équilibre entre ses dents, sauf lorsqu’il la secouait, un peu n’importe où, flagellant l’atmosphère de jets résiduels qui forment l’un de mes forts souvenirs olfactifs. SPO 40 012

Pas moins forte, l’odeur à chaque fois singulière du mélange toujours improvisé, deux zestes de Gauloises, un coin de Player’s, et le piquant d’une Camel moins qu’à moitié fumée (on pouvait rêver d’un beau gosse aimant les films noirs américains, ou Jean Seberg chez Godard, et voici que l’attendue arrive, un peu en retard, il écrase la riche cigarette…)

Ou bien, comme à chaque fois, serait-ce une jeune femme attendant à la fenêtre

et qui jette son mégot par la fenêtre ?

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Avec l’autorisation d’Amalia F.S.

(mais le père, lui, ne rêvait jamais qu’à hauteur de trottoir, tendance Boyards)

Plus tard, aurait ajouté Ydit , j’ai eu plaisir à expulser mes filles vers  le pays où les pères n’ont pas besoin de mégoter leur existence, où l’on enjambe les cendrées d’une foulée joyeuse.SPO 40 006

-Mais, dit la jeune fille du bord du bois, ils ne vous ont pas laissé parler ? Sinon ?

Plus tard, ajoute Ydit, j’aurais conclu en disant  

avoir  trouvé  du plaisir à exfiltrer mes filles hors du fumeux et définitivement désastreux  territoire de la pauvreté.


par    Didier Jouault        pour     YditBlog


 

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Une réflexion sur “didier jouault YDITBLOG Séquence publique d’oubliEs, OMISSION n° 40

  1. Un père absent bien présent, c’est pas un cadeau.
    J’ai l’impression d’entrevoir dans cette magnifique et accablante SPO une grille de lecture de Zola que j’ai, moi, eu (trop?) tendance à « regarder » en étranger.
    Peut être parce qu’il y a tout de même certain-s territoire-s de la pauvreté dans lesquels se nichent des îles au-x trésor-s et que mes propres explorations, qui ont croisé les tiennes, de ces différents territoires me font, à l’inverse, craindre pour nos enfants les vides sidéraux de l’opulence (du Bengale, bien sûr). Tudieu, c’est kekchoz un écrivain !

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