Modène, cette nuit de l’errance où l’agacement l’a emporté sur la surprise
Dans Modène, à la suite de quatre heures d’un sommeil traversé de rêves, arrivées/départs à Ferrare, de pigeons amoureux dès l’aube et de volets déroulés au matin par l’accorte voisine, des orages menacent. J’avance comme un toro drogué dans les rues d’une antique ville du sud, avant qu’on ouvre la rue aux afficionados éméchés.
Dans le jour mitigé d’un matin ombre et soleil, je revois certains carrefours de la veille, et je comprends comment j’ai pu me disparaître à moi-même.

Après le restaurant et le vieil hôpital où se tenait cette sorte de fête un peu vénitienne, un peu punk, j’aurais dû quitter la ville par le sud. J’avais pris le nord, par moi souvent perdu, car je suis distrait.

Tout près, une voiture militaire de « Ville paisible »stationnait, pour défendre les monuments à Garibaldi d’attaques sournoises, je suppose. Les trois soldats, dont une gradée à silhouette agréable dans le treillis ajusté, presque on abandonnerait les préventions contre le militaire, discutaient en paix, cigarette à la main, arme en bandoulière, comme des chasseurs à la pause, davantage sortis pour partager un coup que pour tirer…

Engagé sur la viale delle Rimembranze, et encore par ces noms successifs conduit vers la célébration de la mémoire et des victimes.
A cette heure-ci, à Modène, tout était clos, hormis ces endroits où les touristes se forcent à croire que le jour ne va pas s’arrêter, les vacances finir, la mort rigoler de leur bêtise, à leur faire la bise. C’est aussi un bon moment pour songer à l’Emmanuel, le Kant, et à cette immense rigueur morale qui commençait son cours, dans le plus intime de ses cauchemars : « Faut quand même pas espérer t’en tirer, mon petiot, tout charmant que tu paraisses, si tu écoutes de la musique corse en grignotant des tapas dans ton jeans 501 délavé qui porte des traces de Talisker !», ajoutant qu’il aurait probablement été moins sévère avec un bon Mac Allan ambré, ou un jeans moins serré.
Sans doute est-ce le moment de l’errance où l’agacement l’a emporté sur l’amusement.
Ce matin, après quatre ristretti (la bonne dose pour explorer l’expérience des limites), me voici dans l’escalier qui rejoint les salles du Musée communal.

L’ensemble du palais conserve son plan et ses tapisseries d’époque, celles des Ducs d’Este, mais il est trop grand pour la petite administration de la ville (dans la mesure où ce concept aurait du sens). Des salles, non contiguës, sont aménagées en parcours de visite. La signalétique, due à un fonctionnaire ébréché managé par un édile en ruines, ressemble à un jeu comme on en trouvait dans les fêtes foraines jadis. Palais de glaces, reflets de miroirs, flèches sans suite et suites défraîchies. Labyrinthe. Mes parcours vers Ferrare sont sinueux. C’est bien, on arrive souvent trop tôt, à mon âge, à la fin.
Au détour d’un morne couloir, une dame dactylo, derrière une porte, habite un cagibi aux apparences d’antiquité coûteuse, et son amabilité visible vient d’attirer une équipe de cinq ou six anglaises qui la confondent avec l’accueil lorsque surgit une conservatrice morose coiffée de blond vénitien. Elle s’offusque, pantomime, s’évertue, enfin les chasse ex-abrupto.

J’ai pu voir, dans les interstices du drame, des étagères malingres où s’étiolent des bustes anciens- papys dignement Romains- et des cadres dans lesquels sourient de piteux élus assoupis de poussière.
Jolie leçon pour une hypothétique notice sur la mémoire, « La Résistance et les Renaissances.»

Un pupitre, épargné par la fuite massive des Anglaises, annonce : « Officini, vietato ingresso », mais je suis là pour franchir d’invisibles.
Une plaque, au fond d’une salle qui doit être de cérémonies, rappelle les martyres et dévouements des Résistants à Modène.
Il y a, dans les replis sur l’abdomen de la cité, comme des miettes tombées lors d’un repas cossu, tout de commerce radieux et de tourisme fructueux. Un peu rassies, elles empêchent de s’endormir trop vite dans la torpeur risible de l’oubli. Miettes abandonnées sur la nappe mal tirée de la table de la mémoire, ou dans un lit dont les draps sont trop peu tendus pour interdire aux souvenirs de galoper sourdement vers leur propre disparition programmée. Quand on bouge, ça gratte, on n’échappe. Des filles aero-postales traversent la nuit de la mémoire.

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Didier Jouault pour :YDIT-suit : « Le Jardin de Giorgio Bassani », Modène, ce moment de l’errance où l’agacement l’a emporté sur l’amusement…épisode 16/99, Chapitre 5 – milieu . A suivre. Le 21 juillet…
« Miettes abandonnées sur la nappe mal tirée de la table de la mémoire ». T’es chaud, là…
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