En écho à l’époque rayée de tirs. 
De ces années-là, Stéfania dirait qu’elles ont été celles des mains rougies et de la tête dorée : le sang des poissons et les inévitables petites coupures au bord de boites, mais aussi les gros billets des bonheurs sans réserve, à l’usine des amitiés sans hommes, et c’est tellement plus calme, et nuits sans mari, on s’en passe davantage que de pain, même si ça tient chaud les soirs de vent.
Elle est pauvre, pas très jolie dans le regard des minables dragueurs locaux. Ses doigts qu’on peut imaginer sur une peau nue sentent l’écaille, et ses cheveux- jamais dénoués- l’huile de boite.
A Géronima, plus vieille de dix ans et qui lui apprend l’absolue absence d’importance de tout cela, la radicale absence, Stéfania doit beaucoup, mais c’est un autre pan du récit.
Avant qu’elle atteigne vingt ans, parviennent de très loin ces rumeurs sales que forment les explosions, les tirs, les violences, elle n’écoute pas le nombre des morts depuis trois ans, plus de cinq cents vivants que les Brigades Rouges ont jugés bons à tuer, elle tourne la tête, un peu dégoûtée, lorsque les actualités du cinéma font passer des images du pape, le petit Paul VI,
qui célèbre au Vatican une commémoration burlesque et fissurée de partout, en l’honneur perdu de Aldo Moro qu’on a préféré ensevelir en quasi secret dans son petit village natal de Torrita Tiberina, car il ne faut tout de même pas payer plusieurs fois le billet d’entrée pour cette catho-clownerie républicaine.
Stéfania aurait aimé rencontrer un homme capable, au moins, de lui donner les clés de ce monde, d’écouter ses attentes, d’écourter ses distances prises avec le simple bonheur d’exister, sans mentir.
Mais longtemps, à Bologne, où elle vit à présent, elle évite le soir, et les sorties sous les arcades où parlent les désespérés d’où partent les menaces, croit-elle, et personne pour démentir que le danger vient toujours de ceux qui vivent dans l’ombre, et pourtant c’est en pleine lumière qu’ils galipettent et se reproduisent.
Seules les grandes places de cartes postales et la proximité des deux tours l’apaisent un peu parce qu’ici alternent les dégazages touristiques, descente de car comme de reins, et les foires au livre de jeunesse.
Géronima, sa collègue en sardines et anchois lui écrit de là-bas, le village sarde où les premiers voyageurs asiatiques arrivent. Elle l’apaise, tente de lui donner des idées blanches, un sens à l’absence.
Maintenant, attirée de force par les maigres bassins d’emploi au nord du pays ( toujours la même Histoire) Stéfania précisément habite Bologne. Elle ne prend le train que pour aller visiter la famille, à peine une fois l’an, sinon les trajets coûtent trop d’argent.
Sans doute en écho à l’époque rayée de tirs, bourrée d’explosions, ravinée d’informations blêmes, Stéfania riposte à temps et résiste à ses peurs inventées par le monde, en épousant un gars venu d’un village voisin, en Sardaigne. Ils parlent dialecte. Lui s’est engagé tôt dans la carrière des armes pour éviter la carrière de pierre, et s’adresse à elle comme les hommes sardes parlent aux femmes sardes, même si tout le monde habite maintenant un petit deux pièces près de San Stéfano- à Bologne.
Son uniforme de Carabinieri semble lui rester sur les épaules quand il la rejoint pour l’amour conjugal, respectueux et solide.
L’histoire qui reste, du reste, est brève. Volontaire, par morale et aussi intérêt des indemnités diront ses amis injustes, le carabinieri s’est lancé dans la protection rapprochée.
Un temps, mais ça ne lui plaît pas du tout, et encore moins à Stéfania, il accompagne à leurs réunions des membres de la loge maçonnique P2, dont Lucio Gelli, qui aimait tant rêver à un contrôle généralisé des cadres.
Pendant la tenue, il attend assis dans la voiture, à côté du chauffeur, car ils ne sont pas admis à entrer, bien entendu.
Il y a trop de lourds secrets malodorants ou voluptueux dans l’ombre des loges italiennes.
Il n’aime pas trop ce qu’il entend, et ces fratelli sont trop des messieurs de la ville.
Lui se nourrit de culture sarde comme de conseils américains. Visiblement, ce sont d’utiles précautions.
Avec joie, il accepte une promotion, qui lui aurait été reprochée si elle fût venue des Fratelli, mais non. Il intègre la sécurité du juge le plus célèbre de la télé, déjà, Giovanni Falcone. Mais ça le rapproche de Stéfania, c’est quand même compliqué les affectations des gendarmes, le célibat géographique, malgré les primes, surtout quand on est un Sarde fidèle.
Ce jour-là, il n’y a même pas trois semaines qu’il fait ce travail de Romain, lui un Sarde, il commence à s’habituer aux horaires, il est l’un des carabinieri qui ont pris place dans le cortège pressé. On pose avant le départ.
Ces trois-là, armes sorties, précèdent la FIAT Croma où Falcone et Francesca Mavillo sont en train de travailler un dossier, pas une minute à perdre, on rentre de l’aéroport, on va prendre la bretelle de l’autoroute A 29, l’embranchement pour Capaci, le seul endroit où ralentir présente un danger, mais ils sont confiants, les trois braves, dans la voiture d’escorte, Vito Schifani, Rocco di Cillo, Antonio Montinaro. On pose sa peur avant le départ vers l’Histoire.

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Didier Jouault, pour YDIT-SUIT, Chapitre 8 , début, L’embranchement pour Capaci? A suivre, le 9 septembre, et même une impatience improbable ne peut modifier le Programme.
