YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 65/99, Chapitre 21 – Début. La mécanique du déni tranquille, une nuit de 43.

La mécanique du déni tranquille

Dans le parc du palais Massari, j’ai commencé debout la lecture de «  Une nuit de 43 », près de la rocaille centrale.

Des adolescents sympathiques et bruyants passent tout près, rejoignant une partie du parc un peu en hauteur, comme un micro vallon couvert d’arbres, aménagé de bancs, propice aux échanges de mots doux et de gestes non moins- même si, tout à l’heure, quittant le parc en contournant la butte, je baisserai les yeux devant une tentative réussie de débordement des limites formelles de deux shorts, un de chaque genre grammatical.
Le genre d’un short ça ne s’entend pas, mais ça se voit. Surtout le mauvais genre.

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« Une nuit de 43 » commence par : « Sur le moment, on peut ne pas le remarquer « .

Cet incipit décrit autant le romancier lui-même (son œuvre longtemps assez confidentielle, recueils peu lisibles de poèmes, etc.) que le personnage plutôt central bien que falot mis au cœur des récits de Ferrare, le « bourgeois juif » où se reconnaissait le Professore Bassani, ou mieux encore, que le thème majeur de cette œuvre tout entière : l’absence du dévoilement, une vérité jamais dite sauf en parcelles, une vérité que le lecteur cependant connaît.

« Une nuit de 43 » , c’est le récit d’un assassinat par les fascistes, plus de dix résistants dont les noms figurent sur les trois plaques de l’ex-Corso Roma, fixées au muret bas qui sépare la rue des anciennes douves du château ducal, témoin pour toujours distant et muet, maître et symbole de la ville, le château ( bonjour Franz) le meurtre, au centre. L’effondrement délibéré d’un certain ‘réel’ minutieusement observé de visu au profit d’un mensonge sans parade, voilà ce qu’est le ressort profond de la nouvelle, la mécanique du déni tranquille, et par là même l’image cachée dans le tapis qu’est «  Le Roman de Ferrare ». Puis par contamination, le mode de fonctionnement de toute la ville, la province, le régime de la démocratie chrétienne, l‘Italie récente ou actuelle, la mémoire européenne, la Mémoire percée de toutes part de notre Histoire. Des plaques fixées sur des murs, mais peu visibles, disent toute l’histoire du XXème siècle : meurtres et oppressions, effets d’oubli. C’est si simple, l’oubli.
Comme si la ville avait pour tout vêtement son fameux string de dentelles noires, qu’on croit apercevoir dans toutes les vitrines, ou qu’elle faisait le matin la roue, la ville, dans les rues, habillée d’un collant purement transparent, la roue, la moue, triple salto arrière. C’est vrai, soit dit en passant (et je suis souvent passé par là), les vitrines de Ferrare invitent à d’immodestes dessous.

Pas pudibondes, les vitrines, à Ferrara.
Le thème de la Résistance – et l’on n’a pas oublié les combats clandestins de Giorgio Bassani- reste confiné comme à une vague décor, une tenture en trompe l’œil sur un coin de scène, un figurant traversant de la cour au jardin avec un plateau de boissons. Une photo de rue de village, les personnages en costume 1930 posent, sans sourire, devant la fontaine, le marché aux bestiaux, la façade de l’hôtel de Villevaleix ou Sion.
Au sein de l’ensemble finalement regroupé sous le titre générique « Le roman de Ferrare » cinq longues nouvelles seulement, écrites de 1956 à 1973, constituent le Livre Premier, « Dentro la Mura ». Le très célèbre « Jardin », car on dit maintenant «  Le Jardin » comme on dit «  La Recherche », forme le Livre Trois du « Roman de Ferrare ».
«  La nuit de 43 » apparaît d’une part comme un texte «  premier » (sinon le premier puisque Bassani publie sous le pseudonyme de Giacolo Marchi, les Juifs étant interdits d’expression publique dès 1938), et comme l’un des deux piliers portant le Roman de Ferrare, avec La plaque rue Mazzini , on connaît, Geo Josz revenu des camps. Et ce nom, son nom, le sien portant, Geo Josz,lui vivant, le nom gravé sur la plaque des portés disparus.

Court texte ( pages 135 à 162 de l’édition Quarto), qui marque cependant, au cœur de mon propre projet d’un rapport de mémoire sur la façon d’oublier à Ferrare, une place dépassant l’apparent format de carte postale.
Sur un autre plan, davantage stylistique, la structure interne choisie par l’ami Giorgio singularise la nouvelle : «  La structure de ‘La Nuit’, par contre, s’inspirait de nouveau, sinon exactement de la sphère, du moins du cercle. J’avais imaginé des cercles, de nombreux cercles : l’un dans l’autre. Le dernier, le plus petit, si minuscule qu’il coïncidait en fait avec le point central, qui était aussi celui des autres, était la chambrette-prison, la chambrette cellule d’ermite, la chambrette-tombe, par la fenêtre de laquelle, au cœur d’une lointaine nuit de décembre, Pino Barilari, le pharmacien paralytique, avait lui aussi vu, dans un éclair aveuglant, ce que l’homme a cru voir ».

Nuit de 43 : Le récit commence par le présent de la narration, non daté avec précision, mais -on l’observe ensuite- postérieur de plusieurs années à la première Libération, celle de 43 : US débarqués d’abord en Sicile, et Bénito Hors jeu. La narration se boucle deux ou trois ans après la fin de la seconde guerre mondiale
Les gens de Ferrare refusent de regarder un certain muret du Castello Estense, ce n’est pas un petit pan de mur jaune quoique assasin, mur contre lequel ont été assassinés, à la mitraillette, en l’hiver 43, 11 personnalités supposées en opposition au régime de ce sacré Bénito qu’on aimait plutôt bien ici, et pourquoi ne pas le dire, avec une sorte de commisération ( ou de tendresse ?) depuis sa destitution, son arrestation et (ouf !) son évasion ( enfin, les Allemands ont tout fait, mais, bon !). A cette date, les Alliés ont libéré la moitié sud de la péninsule, gouvernent en direct Rome, s’occupent de divers fronts et de futurs débarquements, et piétinent pour remonter sans hâte vers le nord, y compris Ferrare, le nord fasciste encore, où les nazis sont venus et immensément puissants – et redoutables. Ils gouvernent Ferrare, les nazis, même travestis en fascistes de Salo.

La nouvelle déploie son rythme lent, d’abord, selon la présence de ces étrangers en ville : des « squadristi » de la Vénétie voisine (Vérone 43, centre du renouveau fasciste de la république de Salo), ou de Bologne, «  quatre camions immatriculés VR, Vérone, et deux PD Padoue » squadristi dont ceux qui vont réaliser les assassinats- donc ce sont des non-Ferrarais. A Ferrare, on est modérés, fascistes, mais lodérés même dans la vengeance, modérée. A époque déjà il n’y a que le soleil et les vélos pour manquer de modération. Puis, en plus des ‘vengeurs’ venus du voisinage régler le compte de Résistants, on suppose les Allemands, résolument et très étrangement affichés absents de Ferrare : leurs uniformes n’y sont jamais signalés, leurs établissements à drapeaux flamboyants ( si caractéristiques de l’Europe occupée) ne sont pas installés, il n’y a que des nids de police secrète, mais – tiens tiens – les archives ont disparu. Plus de lecture ? Malgré toutes les pochettes plastique fatigué du Musée de la résistance? Pas de chance. Sous le maque de comédie que porte la parole du témoin, ça grimace ou ça embrasse, nul ne saurait voir dans le mouvement des lèvres la vérité du regret.

Ferrare la multiple sait oublier à temps.

L’ombre du souvenir passe comme un vélo qui erre après avoir démonté son short d’un coup de reins poli.

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Didier JOUAULT pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 65/99, Chapitre 21 – Début . La mécanique du déni tranquille. Une nuit de 43 A SUIVRE …quatre séquences ( la dernière métaphore de ce 65/99, nul doute qu’elle ferait trépigner d’horreur les ‘Juniors de l’Agence’.

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 64/99, Chapitre 20 – Fin. Des circonférences concentriques dont les centres sont partout.

J’expliquais pour la loueuse/vendeuse immobilière visiblement pressée : « Une île, c’est ce que fût jadis Ferrare, dans les bras du Pô, avant que fussent comblés pour l’agrandir ses enceintes liquides, et à présent Ferrare a pour bras une muraille, voilà pourquoi j’aime cette ville, voyez-vous, je ne le répéterai jamais assez, pour les métamorphoses secrètes en profondeur et visibles en surface, oui, en effet, Madame, vous avez à faire, oui, votre temps d’agent immobilier compte double, donc cette maison que je cherche ce peut être davantage à l’est, vers la fin de Coperta ou Palmeri, mais pas de l’autre côté, pas vers la maison de l’Arioste, beaucoup trop loin, vers Piazza Compronti, beaucoup trop de touristes, je déteste partager les terrasses, un duplex, oui, au moins dans un duplex on a l’impression d’être sur un Transatlantique fin des années Trente pour l’exil, intellectuel exfiltré, poète exilé, future graine du monde, Levi-Strauss et déjà star usagée, Breton en bretelles et bandonéon, on voit l’image ?…Un duplex, oui, très bien , vous n’avez rien rue Belfiori ? « 
Je perçus à l’énoncé des rues, presque toutes dans l’ancien ghetto, une certaine gêne que n’exprima cependant pas la femme de l’agence chic.
« Très bien », dit la vendeuse d’espaces, impassible, « on va vous trouver ça très vite, ça bouge beaucoup les gens ici, on arrive par coup-de-foudre au soleil et on repart dès les brumes infinies sur la ville, on va trouver vite, et surtout si vous n’êtes pas limité, enfin pas trop, par les prix ? » Elle s’était vite reprise, à présent il fallait qu’elle sorte, son client attendait, via Arianuova, joli quartier sans doute un peu cher, mais elle allait trouver, qu’on revienne…
Il faisait encore très chaud, et même moi, avec tout mon bagage d’errances calmes et de passé léger de méhariste de l’intérieur, j’aurais éprouvé des difficultés à marcher au milieu de mes rues. Pas loin ( mais tout est « pas loin » à Ferrare), c’était le jardin Massari, qu’on nomme ici Parc, surtout parce qu’il borde le Padiglione d’Arte Contemporanea, dont l’entrée est fermée par une belle grille, belle mais fermée, tout ça fermé tout court, sans qu’on sache aucunement si l’Arte Contemporanea sera de nouveau accessible un jour, travaux terminés ( à supposer qu’on ait même entrepris d’esquisser un plan de travaux), ce dont Ferrare doute, mais la ville est cela : des circonférences concentriques dont les centres sont partout, un vrai pari pour s’y retrouver, à croire qu’on accepte le dialogue avec une forme du vide. Mais ce qui séduit les marcheurs, ici, et repousse les impatients, c’est cela.


A en croire de bons auteurs, qui sont toujours de bons lecteurs, on n’est jamais mieux que dans un jardin ombragé pour lire – ou marivauder. Dans le mini sac d’épaule noir, j’ai depuis le début le volume intitulé « Les lunettes d’or », emprunté à la médiathèque. Celui-là, je ne le vous raconterai pas.


Au fond, me disais-je en cherchant un banc sol-y-sombre, faute d’amie légère qui m’aurait légèrement attendu pour la lecture, faute d’un canapé tout près ( mais comment oser imaginer un AUTRE canapé que celui dans le BnB de Silva ?)

faute d’un meilleur ailleurs, après tout, relire la nouvelle ne serait pas un luxe. En tout cas ce serait mieux que au de bavarder avec personne en se limitant à faire de Giorgio Bassani une sorte d’involontaire personnage supplémentaire du « Roman de Ferrare », tout comme il fit très délibérément, bien qu’osant affirmer le contraire, de Ferrare un personnage vivant de roman, pas un décor : un personnage.Vivant. Vibrant. Riant. Vrillant. Triant.Truqueur, sauveur, tueur.

La vie, quoi : blanche et noire mais ni blanche ou noire.


Un banc, du soleil. Mais je n’avais rien déjeuné, sauf d’un petit pain gris de céréales acheté en passant, et d’une banane qui provenait du fruiter posé sur la table du jardin rose rue Belfiori. Un peu de faim répond à la torpeur et clarifie la lecture. Encore un aphorisme glissé par Le Vieux dans l’oreille de Mme du Deffand. Valeurs du jeûne. Avec modération.
Comme souvent, et j’en resterai impardonnable même à l’état de fantôme hantant les médiathèques, les couloirs d’université, se combinaient sans se mêler un désir de lire, et la paresse de le faire. J’aurais beaucoup aimé, comme dans les bonnes sociétés de jadis, ou dans un film avec MIOU MIOU, qu’on mît à ma disposition une lectrice,

de préférence lui ressemblant, et que sa voix fût pleine de fruits et de fleurs, mais on ne vendait que des liseuses, en plastique. Rien à vivre avec du plastique.
Il n’aurait pas été indispensable, car je ne suis pas exigeant, que ma lectrice connût les astuces des comédiennes, les roueries des filles galantes, les méandres des esprits simples, ni qu’elle eût été vêtue d’un aimable short blanc brodé d’une croix pattée rouge, encore que cette dernière vision, une chevalière du Temple qui apporte le vrai-savoir en petite tenue ne fût pas du genre (et je le confesserai) à dégrader ma lecture. Encore une image-pensée qu’on va me reprocher.
Mais non, j’étais seul dans le jardin, abandonné, solitaire-solitaire, à mes propres forces que la marche et le soleil réduisaient à une pure volonté.

Je pouvais circuler sans honte, sans peine et sans crainte, immobile dans le labyrinthe de ma propre image :

trajet banal et familier du romancier.
Pendant une heure joyeuse et studieuse (les préférées des septuagénaires), je me suis distrait à chercher des films autour de « La nuit au musée », la nuit des oppressions. Mais je ne recopie pas mes notes, cette fois, l’Agence ne travaille pas sur le cinéma, et puis chacun peut en faire autant, à coup de 4G : NUIT/ MUSEE. Allez voir, si vous avez deux heures : étonnant !

Et tout cela presqu’en parallèles simultanées, pour même pas trois francs six sous, comme disaient nos aïeux, quand le Franc Germinal valait encore référence, à Guéret, Calais, Lorient, Toulon-et pas Strasbourg. Qui payait en Allemand, Strasbourg.

Mais ça commence à faire loin, Strasbourg, très loin du jardin dans la maison de Giorgio Bassani.

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 64/99, Chapitre 20 – Fin. Des circonférences concentriques dont les centres sont partout.

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 63/99, Chapitre 20 – dernier milieu. Cellule n°26, le 23 juillet 1943.

A ses proches, dit-on, mais la source est incertaine, ou mensongère, Giorgio Bassani avait annoncé : «  Sur cette période et sur Ferrare la complice sans tumulte, vous serez surpris, je connais tout ce que l’époque ne m’a pas permis de raconter. Les vieux crabes noirs devenus araignées de mer rouge, les camarades de ma revue et les couloirs de mon éditeur, tout ce qui aurait sûrement explosé en 48, par exemple, j’aurais dit la vérité au sujet de cette phrase sur les juifs bourgeois de notre ville, sur le vérités cachées derrière les réponses en trompe-l’œil de mes interviewes, car un écrivain ne peut pas toujours exprimer le vrai quand il répond à une journaliste, elle entend parfois le séduire pour le réduire, même si c’est pourtant cela que je prétendais dire et chercher, la vérité dans la ville. »

« Lorsque je me sentirai mourir », ajoutait-il parfois pour le cercle de plus en plus gêné de ses amis, posant la pipe sur l’un de ces étonnants cendriers sonores taillés dans la brique et sans cesse renouvelés par sa compagne, car ses gestes de malade désordonné les brisaient souvent, « à ce moment-là je prendrai tout le temps nécessaire pour compléter mon œuvre par les faits et mots jusqu’à présent tenus à l’écart, au secret de la mémoire, au creux invisible de mon propre jardin secret, enfin quand je dis propre, on pense aux «  Mains sales », et merde, après-tout, on verra bien, vous saurez tout, vous aurez peur, et honte aussi, de mes secrets d’époque. 

Ma honte amoureuse de Ferrara.»

A la question « Comment ferez-vous, Maître ? » il répliquait par un grand geste perplexe d’ignorance (à mon avis feinte ), concluant : « Nous sommes tous ainsi, non, plus facile à dire qu’à faire, prétendaient les Anciens. ». Puis reposait la pipe sur la brique et foutait un peu des cendres partout, à cause des tremblements.

Il évoquait ainsi, en particulier, Anaxagore, dans son tristement célèbre Fragment 148 ter, au départ mal traduit, d’accord, en « Y a qu’à le dire pour l’faire, nom de Dieu», ce qui aurait renvoyé à un sorte de fatalisme du performatif, à vrai dire très peu admissible dans le système de la divinité auquel il se réfère. Mais la nouvelle traduction recontextualisée par la socio-géopsychanalyse, due à Vassiliki Driantoucourtivich, conduit à une formulation plus satisfaisante : « Celui qui dit qu’y est, vas-y Zeus ».Tout cela le faisait rire, tant qu’il se souvenait encore de ce que rire veut dire.

Bassani exprimait son désir sans violence ni rancœur, plutôt, si l’on prête foi aux derniers témoins,-des ecclésiastiques introduits par de vieux amis et enfin admis auprès de lui, mais sans doute alors qu’il ne disposait plus de sa pleine conscience, et avec cette sorte d’humour désabusé qu’on lui avait longuement connu – et que seule l’adaptation pour lui ‘mensongère’ du

Jardin des Finzi Contini lui fit perdre- plutôt avec le désir malicieux de créer une espèce de suspense.

Il avait déjà écrit sur « La nuit de 43 »( oui, j’ai prévu de vous raconter) donnant le ton, bien que la critique n’y prêtât qu’une attention des plus distraite : « …fascistes se bornant depuis septembre à nettoyer la ville de la centaine de Juifs sur lesquels ils avaient réussi à mettre la main et à enfermer dans la prison de la via Piangipane une dizaine à peine d’antifascistes, et ils avaient somme toute fait preuve d’une remarquable modération », parole à décrypter avec la clé de sa propre incarcération, lui, Giorgio Bassani jeune,  via Piangipane, à la suite de son arrestation-surprise par la police secrète, en mai 43.

Car c’était dans la rudesse du réel que résistait Bassani.

Seule la chute de Mussolini, liée au débarquement US, permet qu’on le libère, sauf que le Duce – lui même libéré par un commando allemand – réapparaît à la botte des nazis bottés, on connaît tout cela. Quoi qu’il en soit, l’intervalle historique ouvre enfin, après quelques jours de détention, la cellule numéro 26, la sienne,  le 26 juillet 43. C’est Adriano, le gardien sympa qui apportait du tabac pour la pipe, qui le libère, il s’est toujours bien comporté en vrai « frère », il est plutôt content et lui fait noter son nom, 

« Moi c’était Adriano, tu te souviendras ? » soulagé.

Bassani sort. Juste à temps pour quitter Ferrare et La Mura pour Rome, et plusieurs mois, la vie sous un faux-nom, l’action clandestine, l’angoisse sans doute,  la quasi pauvreté…Quiconque a regardé dans les yeux un tortionnaire et vit encore ensuite est un traître ou un héros. Bassani cependant parle de ces temps avec une grande modestie.

En sortant du Musée de La Résistance, je suis entré, sans préméditation, dans l’agence immobilière du corso Ercole I d’Este, la rue des palais et – plus loin- de résidences de luxe, d’auberges pour riches, où Mitterrand fut client, affirme la photo accompagnant le menu. Ici, les agences sont plus discrètes, le prix n’apparaissent pas, en vitrine. On allait fermer, afin de rejoindre un acquéreur pour une visite. On acceptait cependant de me parler ( en raison de mon pouvoir d’achat supposé), dans un Français rapide mais consistant : efficace.

Comme le sont en général les employés des Agences.

Je savais et répétais que je cherchais une maison, disons, une maison à Ferrare…sans préciser laquelle, évidemment, ne laissons pas une employée d’Agence ricaner, à supposer qu’elle connaisse notre Giorgio, mais à Ferrare qui ne le connaît pas ?

Je souhaiterais , donc, plutôt, disons, pour mon plaisir de Français et les inépuisables beautés de Ferrare, un grand studio, lumineux, si possible refait depuis pas si longtemps, un duplex serait idéal, pourquoi pas dans l’une de ces petites rues si tranquilles du vieux quartier, je ne sais pas moi, San Pietro, Fondobanchetto, même Ghisiglieri  ou Carlo Mayor, bien que ce soit la seule rue bruyante du vieux quartier, la seule avec une circulation, vous savez qu’elle recouvre l’ancien tracé d’un peu de  Pô avant qu’on détourne ce bras qui faisait de Ferrare, en des temps très anciens, une île en plein soleil, un escalier vers la lumière nue ?

_________________________________________________________________________________________________________Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 63/99, Chapitre 20 – dernier milieu. Cellule n°26, le 23 juillet 1943. A suivre …

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 62/99, Chapitre 20 – Deuxième milieu. Dans une jubilation rare de vieil étudiant.

Pas un pli, pas la vie dans les plis du rêve, non, la franche affirmation du fascisme facile, farouche, foisonnant, fracassant, frissonnant, frémissant, familier, même pas fébrile : tranquille dans ses bottes. Noires, les bottes, pour marcher la nuit dans la nuit.

Dans un entretien donné à un journal pour étudiants publié à Bologne, il s’excuse presque : « J’ai réécrit plusieurs fois mes récits, là, dans la nuit souvent épouvantable de l’écriture, pour finalement lier tout cela dans «  Le Roman de Ferrare », mais je n’ai plus la certitude de qui en moi écrivait cela qui écrivait, la force éperdue, le silence de la vague et des yeux, et pourtant, d’un bout à l’autre de ma vie, dans l’assourdissant silence muet de l’écriture épouvantable, j’ai fait cela, même écoutant bruire la maladie de la mort, ou quand je redoutais l‘homme assis dans le couloir de ma prison, j’ai fait cela, je n’ai jamais eu le temps de chercher à découvrir les secrets des secrets de la ville, ni de rencontrer Aurélia Steiner, d’ entreprendre le récit de la douleur, des barrages contre la douleur, de la force pour fuir la parole de la frayeur, de dire la frayeur et son cri dans une ville déserte : Ferrare. Le désert de la mort dans le cri aveugle de la ville.»
A lire cela aujourd’hui, dans une jubilation rare de vieil étudiant, on imagine qu’il devait, là, tout juste, achever une interview de Marguerite, non pas celle d’Hadrien et de Zénon, l’autre, la Margot la poivrot, celle de Stein et de tout détruire, dit-elle, l’absolue géniale, ou alors que c’était tard-tard le soir, le désert, la nuit, après beaucoup de cigares, de pipes frottées contre le fameux cendrier en pierre de Vésuve, de lave larvée, de petits verres pas si nombreux mais quand même, et que l’étudiante interviouveuse- à peine ses vingt et un ans – et habile en diable, ( habile aussi en vrai, peut-être ?) présentait d’indéniables qualités propres à créer une confusion, voire une forme d’hébétude -ce à quoi n’importe quel sexagénaire hétérosexuel ne peut tenter de résister, ou de s’opposer (encore un propos de nature à aiguiser les ciseaux des Juniors).

Ou bien, cette sourde sape d’Alzheimer commençait à creuser dans les dunes fragiles du vocabulaire.
On le sait, les années finales de Giorgio Bassani ont été peu à peu ravagées par les progrès lents mais insatiables de la maladie de la mémoire, comme avait été sa mère, et ce fut pour lui comme une tornade malsaine sur une falaise de craie : éboulis et fissures, disait sa dernière et voluptueuse compagne, comparant ce que Bassani savait encore de lui-même au trésor de l’aiguille creuse ( car elle était voluptueuse et lettrée – encore une phrase qui fâche ?) : on ne voit rien, quelqu’un connaît le chemin ( Lupin ? Freud ?), mais bernique, à quoi bon, si le secret n’a pas été transmis.

Rien, dans ses interviewes ( ni dans le journal intime clandestin inédit que le guide NERO prétend avoir copié en partie) sur ce qui nous éclairerait vu depuis la conscience non de Zéno ni de Zénon, mais de Giorgio. Quelles négociations, par exemple, dès la fin 1943 et surtout pendant la Libération et jusqu’en 53, entre les ex-fascistes jamais réellement condamnés, les industriels toujours condamnables dans leur complicité active, les Patriotes de tous les bords de toutes les langues, le PCI, La Démocratie Chrétienne, et le mouvement dont Bassani a été un dirigeant très influent, ce mouvement issu de son engagement fort et de la dangereuse clandestinité? On n’en connaît que les ouï-dire, qui sont à l’Histoire ce que le flux d’un torrent est à la banquise : beaucoup de bruit pour rien.

Quels compromis un peu honteux – mais nécessaires ? De ceux par lesquels une Histoire peut avancer vers un avenir plutôt que de s’immobiliser au cœur du cataclysme ? On aimerait savoir quelles pierres on a gardées puis jetées dans le jardin de Bassani, secret ou non. Ce qu’il a trahi, ce qu’il a sauvé, où il a menti ,et pourquoi son Roman de Ferrare dit vrai.
Rien à voir, évidemment, avec notre propre histoire française, si propre à la propreté des accords désaccordés.
Au passage d’un détour, au loin, à travers un bref couloir à murs de pierre vert de gris ( on ne se refait ps ), s’aperçoit un bureau à ciel ouvert, plutôt une table avec ordinateurs face à une baie vitrée enluminée de vignes vierges qui donne sur le patio. Assise sur une chaise rouge qu’on dirait de bar, une probable intérimaire tapote ou feuillette, belles épaules brunies et larges dans l’échancrure généreuse du T shirt, coupées par la double bretelle en dentelle noire qui assure à sa pudeur une protection minimaliste. Encore des mots, vont murmurer les Juniors de l’Agence ?
En partant, je ferai un détour pour la saluer depuis le patio, et elle sourira sans réticence. A mon âge on ne craint plus rien.
Ni même les contradictions du désir et de la mémoire.

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 62/99, Chapitre 20 – Deuxieme milieu. Dans une jubilation rare de vieil étudiant. A suivre…

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 61/99, Chapitre 20 – premier milieu. Les pochettes ont jauni.

Musée, c’est encore une fois beaucoup dire : ainsi que ( semble-t-il) d’usage, j’y suis seul. Musée de la Résistance, un peu perdu dans  » l’extension » des ducs d’Este, la partie « Renaissance et Modernité »(XVI ème siècle…) de Ferrare la Vieille.

Trois ou quatre salles enchaînées, mal éclairées au néon sale, dont la muséographie doit remonter aux débuts de la Résistance constituent objectivement une résistance au surgissement du XXIème siècle. Elles contiennent de vastes tables couvertes de couches sédimentaires où sont présentées d’allusives alluvions aléatoires, peut-être, couches multi-décennales de coupures de presse, de reproductions de courriers officiels, de fac-similés de documents rares, de photocopie de brochures, manifestes, libelles, notuscules, courriers secrets, fragments indiscrets, devenus ( ou ayant toujours été, tant la démesure de l’accumulation semble avoir limité à l’essentiel la volonté de lisibilité) en grande partie indéchiffrables.

Une fois encore, on reçoit le choc d’une espèce de stupéfaction hébétée devant cette quasiment hystérique insistance à rédiger des notes, des circulaires, des missives, des notices, des remarques sur le nota bene des consignes qui avouent le pire de l’homme sans le savoir, qui évaluent les effets de politique de l’horreur, les produits de l’horreur dans la politique, comme si le régime s’installait aussitôt dans une éternité de silence qu’il aurait cependant à peine instituée en ligne de conduite.

On prétend tenir l’inventaire de tous ces gestes qui n’auraient pas dû exister.

On conserve les comptes-rendus qui décomptent les impossibles pourtant devenus banalité: poursuites, tortures, persécutions, jugements hâtifs.
Seuls, au fond, les ONZE du Comité de Salut Public, bonjour Robespierre ou Saint Just, mais la liste change chaque mois, les redoutables inventeurs(?) ou fossoyeurs(?) de la Révolution (autre débat!) ont osé gouverner, anticiper, envoyer à l’échafaud, se souvenir, espérer, s’entre-tuer, sans jamais au grand jamais une seule archive, rien, juste la décision d’Etat et le Tribunal Révolutionnaire pour écourter tout ça, jamais un écrit sur leurs discussions, rien sur leurs rages, pas une page sur leurs ententes et leurs déchirements, pas une archive sur leurs pièges où se prendre soi-même, pas le moindre petit morceau de papier pour servir de preuve, pour infléchir le raisonnement de l’Histoire, pour enfin savoir, savoir pourquoi, savoir comment on passe de l’Amour du Peuple en 1791 aux fosses communes du cimetière de Picpus en 1794.
D’épais classeurs à forte reliure, au musée de la résistance, réunissent ainsi plusieurs dizaines de milliers (sans doute) de pochettes plastiques transparentes fatiguées de manipulations, accrochées à quatre anneaux de métal, ici non ouvrables. C’est jaune poussière et gris oubli, les couleurs préférées de Mister Alzheimer, individuel ou social.

On feuillette, on tourne, compulse compulsivement, hume, lis, respire, palpe, relis, retourne, cherche, éternue, tourne du haut vers le bas regarde, observe, minutie, secoue du peu de lumière sur du beaucoup de poussière. Seul un expert en déchiffrement saurait inventer son chemin de savoir dans ce magmas de textes, marqués par la violence du pouvoir terroriste fasciste ou la virulence des écrits politiques. Prisonniers dans de poussives vitrines à vitres sales, des mannequins presque délabrés ouvrent la vue résignée du visiteur sur des costumes d’époque, veilleurs exténués de tous les combats. On dirait des costumes de carnaval, hélas.

Sur un mur gris où les écailles sont en train de gagner la guerre, des photos, des cadres, des documents emprisonnées entre les transparents, dont ceci :
Une carte de Dot. BASSANI, Matilde, 8.12.1918, estampillée de « la Féderazione Socialista Giovanile », une autre portant un timbre à l’encre, dans un cercle,
12/AGO/44
Movimiento Partigiano per la Direzione Centrale

Photo, à part : une jeune femme, jupe large, chemisier clair, souriant, un homme, chapeau, lunettes, imper long, elle monte dans une belle berline fleurie : mariage ? Une notice, plus loin (ici rien ne se raccroche nettement à rien) : « la fotografia con il marito Ulisse ». Une autre fiche «  testimonianza di Matilde Bassani, nata a Ferrara nel 1918…con la leggi razziali inseignate delle scuola ebraica di via vignatagliata…niconoscinta partigiana combattante ».Un site : http://www.matildebassanifinzi.it

J’observe. Je crée des liens. Je marche en silence au creux de ces mémorials poussiéreux.

Dans le musée, ainsi probablement que dans toute la cité de Ferrare, ma mission assumée (on a vu comment : avec la désinvolture joyeuse d’un gai savoir) pourrait être de recueillir les faits et données que Giorgio Bassani, jamais, n’a voulu collationner lui-même, ou de distinguer le roman de l’histoire, avec ce dessein (perdu d’avance) de réécrire à partir de ces notes le roman vrai de l’Histoire, l’authentique roman de Ferrare ? Vite dit, pas vite fait, tu parles, on connaît. Mentir vrai, salut Vieux Louis, c’est pareil que raconter.

Giorgio Bassani a été le témoin conscient mais (à sa façon) caché de la vie noire de la ville, n’hésitant pas pour ce jugement sévère : «… il est vrai que , dans aucune autre ville d’Italie du nord, le fascisme que Vérone avait vu renaître, n’allait dès lors pouvoir compter sur un nombre aussi important d’adhérents » et, insistant radoteur de la mauvaise conscience nécessaire, il admettait aussi : «  C’était on ne peut plus vrai –hélas ! – soupirait-on : aucune ville d’Italie du nord n’avait fourni à la République de Salo un plus grand nombre d’adhérents, aucune bourgeoise n’avait été plus prompte à s’incliner… ».
Pas un pli, pas la vie dans les plis du rêve, non, la franche affirmation du fascisme facile, farouche, foisonnant, fracassant, frissonnant, frémissant, familier, même pas fébrile : tranquille.

Ma double FERRARE, d’accueil et de réclusion.

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 61/99, Chapitre 20 – premier milieu. Les pochettes ont jauni.( et moi encore blanchi, sous le harnois ?..)

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 60/99, Chapitre 20 – début. Au musée de la Résistance.

Chapitre 20

On ne voit rien, quelqu’un connaît le chemin

Dès le matin, si j’ouvre la boite mèl, L’Agence me le rappelle : on attend les pièces peut-être manquantes de mon rapport.

Ce que j’ai pu observer, découvrir, entrouvrir dans la pièce étrange du réel.

Si j’y tiens, mais pas la peine de forcer mon talent. Vu comme ça, on mesure l’importance. Comme affirment les hégéliens ( enfin les hégéliens de gauche, les autres étant d’infâmes et notables crapules, selon les hégéliens de gauche) : « le Temps, ran tan plan, peut bien en effet s’incarner dans l’Histoire, tête de poire (qualificatif habituel des hégéliens de droite), mais si t’as pas le temps, c’est pas grave mon chéri, remets ton boulot ( ton boulet ?) de refondation du monde à demain, salut-les-copains, autant en déporte le vent, le devant du vent, hop, cerf-volant, car tout récit de l’univers – s’agissant de l’Histoire ici terminée, c’est un cerf-volant remis entre les mains d’une sœur à cornettes ivre de jeûne et de solitude, et qui prend l’éolienne de Véolia pour un moulin à paroles.« 
Sur Ferrare, d’ailleurs, dont j’aime cependant l’infinie confusion des ruelles abouties à la dureté molle des murailles, les textes de mon/ton/son/Tonton Bassani sont à la fois clairs et brumeux. Dans l’un de ses entretiens, le guide NERO me le confirmera, BASSANI veut garantir que Ferrare est une vraie ville. Ses nouvelles pourtant ne cessent d’inventer une Ferrare de brouillards, de faux-semblants des mémoires, de fantômes arrogants comme des adolescents, des bataillons de jeunes filles à vélo descendues d’un tableau de la Renaissance revu par Fernand Léger, perspectives de l’illusion et secrète évidence des formes, du fantasme et du sfumato (ou un mot approchant !) .


A Ferrare, le réel est une illusion à laquelle pour cette fois j’adhère sans grogner.

Ouvrant l’ordinateur, appuyant sur ‘ON’, buvant mon café le temps que le ‘bureau’ se prépare, et que s’ouvre le premier courriel, je me demande parfois- sans amertume, ce n’est plus de mon âge-si quelqu’un lira encore un seul de mes rapports, une seule ligne d’une seule de mes notes, un jour, bientôt, demain, quelqu’un préparant un voyage, retour d’une mission, ou pour ces missions immobiles, la lecture d’un livre. Ou quelqu’une, seulement habillée d’un string noir sous la robe paille, comme l’autre jadis déshabillée de Petit Bateau sous la jupe à fleurs bleu pâle ? ( Savez-vous ? Je raconterai cela )
Sans hargne et sans goût, je déplie les mèls. Dans cent ans, si le monde est encore lisible, lequel d’entre eux saura ce qu’était une boite mèl ?
Quel rapport avec le sel, le bel, le fiel, le miel, le tel, le gel ? Le réel, le Tel Quel?
Je me sens un peu dépassé par les Juniors de l’Agence. Par les Juniors en général.

Dépassé. C’est magnifiquement agréable.

Puisque l’Agence m’interroge, à distance, sur les faits de 43, les « authentiques faits de la véritable année 43, dans Ferrare, en refusant toute construction narrative à base de fantasmes, juste les faits avérés pour une notice indiscutable», je réponds d’abord que la documentation est un fait rare (et je sais que mon lecteur ricane à mes jeux de mots), dans la Ferrare bourgeoise et grise, si peu noceuse, serait- ce pour des noces de sang.
A la Libération, les Français ont à peu près affiché une épuration polymorphe, multidirectionnelle, bien que soigneusement limitée aux acquêts pour ceux dont le contrat n’était plus actuel, Libération vengeresse et lavant tous les honneurs, sauf ceux qui sauraient se rendre utiles une fois encore, les Français et se sont débarrassés de l’affaire vite fait, déposé le petit paquet, comme on pratiquait naguère les avortements clandestins, en cachette, avec bouquet d’herbes ou aiguille à tricoter, ou comme baissaient la tête et les yeux les notables quand ils sortaient de la séance au bordel avec les copines, ou de la tenue en loge avec les Frères, un peu trop tôt pour que les honnêtes mères de famille du centre-ville ou les soeurs à cornettes fussent toutes rentrées chez elles, attendre leur mari, le meilleur compagnon à la maison de passe, plus long Orateur de la loge, toujours partant pour une tournée, Eusébio, mais il suivait de peu, il avait toujours été un peu lent pour l’intime ou le discours, c’est pareil. Chacun son rythme.
Les Italiens ont goûté autrement la sève maligne de la vengeance. Au musée de la Résistance où je viens de commencer une visite, on le sait tout de suite.

Ici, on est surpris par l’usage du mot. Bien sûr, c’est la résistance au fascisme ( plus populaire, plus massive) puis surtout au nazisme qui a repris les rênes après le débarquement US en Sicile, et la destitution- temporaire- du Duce, bientôt revenu aux commandes d’une part nordiste de l’Italie, dont fit partie la province de Ferrare, dans cette République de Salo ( vas-y Paolo ! ), impérativement soumise aux nazis. D’ailleurs, les biographies et les vieux copains se souviennent des Résistances de Giorgio Bassani, dont ils sont fiers par procuration, comme s’il avait été des leurs à chaque instant, Giorgio par ci, Bassani par là, on finit par lasser. Mais l’histoire commence vraiment avec la Résistance à l’Autriche et tu n’étais même pas né, mon petit Giorgio. Mazzini, Garibaldi, Victor Emmanuel, Cavour, ça te dit quelque chose ? Bien sûr, tu étais professeur à Ferrare, savant, puis longtemps à Rome, d’abord en fuite, puis admiré, puis célébré, puis oublié de toi-même par toi-même dans l’extermination interne de Mister Alzheimer…

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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 60/99, Chapitre 20 – début. Au musée de la Résistance.

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