La mécanique du déni tranquille
Dans le parc du palais Massari, j’ai commencé debout la lecture de « Une nuit de 43 », près de la rocaille centrale.

Des adolescents sympathiques et bruyants passent tout près, rejoignant une partie du parc un peu en hauteur, comme un micro vallon couvert d’arbres, aménagé de bancs, propice aux échanges de mots doux et de gestes non moins- même si, tout à l’heure, quittant le parc en contournant la butte, je baisserai les yeux devant une tentative réussie de débordement des limites formelles de deux shorts, un de chaque genre grammatical.
Le genre d’un short ça ne s’entend pas, mais ça se voit. Surtout le mauvais genre.
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« Une nuit de 43 » commence par : « Sur le moment, on peut ne pas le remarquer « .
Cet incipit décrit autant le romancier lui-même (son œuvre longtemps assez confidentielle, recueils peu lisibles de poèmes, etc.) que le personnage plutôt central bien que falot mis au cœur des récits de Ferrare, le « bourgeois juif » où se reconnaissait le Professore Bassani, ou mieux encore, que le thème majeur de cette œuvre tout entière : l’absence du dévoilement, une vérité jamais dite sauf en parcelles, une vérité que le lecteur cependant connaît.
« Une nuit de 43 » , c’est le récit d’un assassinat par les fascistes, plus de dix résistants dont les noms figurent sur les trois plaques de l’ex-Corso Roma, fixées au muret bas qui sépare la rue des anciennes douves du château ducal, témoin pour toujours distant et muet, maître et symbole de la ville, le château ( bonjour Franz) le meurtre, au centre.
L’effondrement délibéré d’un certain ‘réel’ minutieusement observé de visu au profit d’un mensonge sans parade, voilà ce qu’est le ressort profond de la nouvelle, la mécanique du déni tranquille, et par là même l’image cachée dans le tapis qu’est « Le Roman de Ferrare ». Puis par contamination, le mode de fonctionnement de toute la ville, la province, le régime de la démocratie chrétienne, l‘Italie récente ou actuelle, la mémoire européenne, la Mémoire percée de toutes part de notre Histoire. Des plaques fixées sur des murs, mais peu visibles, disent toute l’histoire du XXème siècle : meurtres et oppressions, effets d’oubli. C’est si simple, l’oubli. 

Comme si la ville avait pour tout vêtement son fameux string de dentelles noires, qu’on croit apercevoir dans toutes les vitrines, ou qu’elle faisait le matin la roue, la ville, dans les rues, habillée d’un collant purement transparent, la roue, la moue, triple salto arrière. C’est vrai, soit dit en passant (et je suis souvent passé par là), les vitrines de Ferrare invitent à d’immodestes dessous.
Pas pudibondes, les vitrines, à Ferrara.
Le thème de la Résistance – et l’on n’a pas oublié les combats clandestins de Giorgio Bassani- reste confiné comme à une vague décor, une tenture en trompe l’œil sur un coin de scène, un figurant traversant de la cour au jardin avec un plateau de boissons. Une photo de rue de village, les personnages en costume 1930 posent, sans sourire, devant la fontaine, le marché aux bestiaux, la façade de l’hôtel de Villevaleix ou Sion.
Au sein de l’ensemble finalement regroupé sous le titre générique « Le roman de Ferrare » cinq longues nouvelles seulement, écrites de 1956 à 1973, constituent le Livre Premier, « Dentro la Mura ». Le très célèbre « Jardin », car on dit maintenant « Le Jardin » comme on dit « La Recherche », forme le Livre Trois du « Roman de Ferrare ».
« La nuit de 43 » apparaît d’une part comme un texte « premier » (sinon le premier puisque Bassani publie sous le pseudonyme de Giacolo Marchi, les Juifs étant interdits d’expression publique dès 1938), et comme l’un des deux piliers portant le Roman de Ferrare, avec La plaque rue Mazzini , on connaît, Geo Josz revenu des camps. Et ce nom, son nom, le sien portant, Geo Josz,lui vivant, le nom gravé sur la plaque des portés disparus.
Court texte ( pages 135 à 162 de l’édition Quarto), qui marque cependant, au cœur de mon propre projet d’un rapport de mémoire sur la façon d’oublier à Ferrare, une place dépassant l’apparent format de carte postale.
Sur un autre plan, davantage stylistique, la structure interne choisie par l’ami Giorgio singularise la nouvelle : « La structure de ‘La Nuit’, par contre, s’inspirait de nouveau, sinon exactement de la sphère, du moins du cercle. J’avais imaginé des cercles, de nombreux cercles : l’un dans l’autre. Le dernier, le plus petit, si minuscule qu’il coïncidait en fait avec le point central, qui était aussi celui des autres, était la chambrette-prison, la chambrette cellule d’ermite, la chambrette-tombe, par la fenêtre de laquelle, au cœur d’une lointaine nuit de décembre, Pino Barilari, le pharmacien paralytique, avait lui aussi vu, dans un éclair aveuglant, ce que l’homme a cru voir ».
Nuit de 43 : Le récit commence par le présent de la narration, non daté avec précision, mais -on l’observe ensuite- postérieur de plusieurs années à la première Libération, celle de 43 : US débarqués d’abord en Sicile, et Bénito Hors jeu. La narration se boucle deux ou trois ans après la fin de la seconde guerre mondiale
Les gens de Ferrare refusent de regarder un certain muret du Castello Estense, ce n’est pas un petit pan de mur jaune quoique assasin, mur contre lequel ont été assassinés, à la mitraillette, en l’hiver 43, 11 personnalités supposées en opposition au régime de ce sacré Bénito qu’on aimait plutôt bien ici, et pourquoi ne pas le dire, avec une sorte de commisération ( ou de tendresse ?) depuis sa destitution, son arrestation et (ouf !) son évasion ( enfin, les Allemands ont tout fait, mais, bon !). 
A cette date, les Alliés ont libéré la moitié sud de la péninsule, gouvernent en direct Rome, s’occupent de divers fronts et de futurs débarquements, et piétinent pour remonter sans hâte vers le nord, y compris Ferrare, le nord fasciste encore, où les nazis sont venus et immensément puissants – et redoutables. Ils gouvernent Ferrare, les nazis, même travestis en fascistes de Salo.
La nouvelle déploie son rythme lent, d’abord, selon la présence de ces étrangers en ville : des « squadristi » de la Vénétie voisine (Vérone 43, centre du renouveau fasciste de la république de Salo), ou de Bologne, « quatre camions immatriculés VR, Vérone, et deux PD Padoue » squadristi dont ceux qui vont réaliser les assassinats- donc ce sont des non-Ferrarais. A Ferrare, on est modérés, fascistes, mais lodérés même dans la vengeance, modérée. A époque déjà il n’y a que le soleil et les vélos pour manquer de modération. Puis, en plus des ‘vengeurs’ venus du voisinage régler le compte de Résistants, on suppose les Allemands, résolument et très étrangement affichés absents de Ferrare : leurs uniformes n’y sont jamais signalés, leurs établissements à drapeaux flamboyants ( si caractéristiques de l’Europe occupée) ne sont pas installés, il n’y a que des nids de police secrète, mais – tiens tiens – les archives ont disparu. Plus de lecture ? Malgré toutes les pochettes plastique fatigué du Musée de la résistance?
Pas de chance. Sous le maque de comédie que porte la parole du témoin, ça grimace ou ça embrasse, nul ne saurait voir dans le mouvement des lèvres la vérité du regret.
Ferrare la multiple sait oublier à temps.
L’ombre du souvenir passe comme un vélo qui erre après avoir démonté son short d’un coup de reins poli.
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Didier JOUAULT pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 65/99, Chapitre 21 – Début . La mécanique du déni tranquille. Une nuit de 43 A SUIVRE …quatre séquences ( la dernière métaphore de ce 65/99, nul doute qu’elle ferait trépigner d’horreur les ‘Juniors de l’Agence’.


Rien à vivre avec du plastique.



On acceptait cependant de me parler ( en raison de mon pouvoir d’achat supposé), dans un Français rapide mais consistant : efficace. 
San Pietro, Fondobanchetto, même Ghisiglieri ou Carlo Mayor, bien que ce soit la seule rue bruyante du vieux quartier, la seule avec une circulation, vous savez qu’elle recouvre l’ancien tracé d’un peu de Pô avant qu’on détourne ce bras qui faisait de Ferrare, en des temps très anciens, 
et que l’étudiante interviouveuse- à peine ses vingt et un ans – et habile en diable, ( habile aussi en vrai, peut-être ?) présentait d’indéniables qualités propres à créer une confusion, voire une forme d’hébétude
-ce à quoi n’importe quel sexagénaire hétérosexuel ne peut tenter de résister, ou de s’opposer (encore un propos de nature à aiguiser les ciseaux des Juniors).
et ce fut pour lui

une probable intérimaire tapote ou feuillette, belles épaules brunies et larges dans l’échancrure généreuse du T shirt, coupées par la double bretelle en dentelle noire qui assure à sa pudeur une protection minimaliste. Encore des mots, vont murmurer les Juniors de l’Agence ?
Trois ou quatre salles enchaînées, mal éclairées au néon sale, dont la muséographie doit remonter aux débuts de la Résistance constituent objectivement une résistance au surgissement du XXIème siècle. Elles contiennent de vastes tables couvertes de couches sédimentaires où sont présentées d’allusives alluvions aléatoires, peut-être, couches multi-décennales de coupures de presse, de reproductions de courriers officiels, de fac-similés de documents rares, de photocopie de brochures, manifestes, libelles, notuscules, courriers secrets, fragments indiscrets, devenus ( ou ayant toujours été, tant la démesure de l’accumulation semble avoir limité à l’essentiel la volonté de lisibilité) en grande partie indéchiffrables. 
jamais un écrit sur leurs discussions, rien sur leurs rages, pas une page sur leurs ententes et leurs déchirements, pas une archive sur leurs pièges où se prendre soi-même, pas le moindre petit morceau de papier pour servir de preuve, pour infléchir le raisonnement de l’Histoire, pour enfin savoir, savoir pourquoi, savoir comment on passe de l’Amour du Peuple en 1791 aux fosses communes du cimetière de Picpus en 1794.


Une notice, plus loin (ici rien ne se raccroche nettement à rien) : « la fotografia con il marito Ulisse ». Une autre fiche 



Libération vengeresse et lavant tous les honneurs, sauf ceux qui sauraient se rendre utiles une fois encore, les Français et se sont débarrassés de l’affaire vite fait, déposé le petit paquet, comme on pratiquait naguère les avortements clandestins, en cachette, avec bouquet d’herbes ou aiguille à tricoter, ou comme baissaient la tête et les yeux les notables quand ils sortaient de la séance au bordel avec les copines, ou de la tenue en loge avec les Frères, un peu trop tôt pour que les honnêtes mères de famille du centre-ville ou les soeurs à cornettes fussent toutes rentrées chez elles,

attendre leur mari, le meilleur compagnon à la maison de passe, plus long Orateur de la loge, toujours partant pour une tournée, Eusébio, mais il suivait de peu, il avait toujours été un peu lent pour l’intime ou le discours, c’est pareil. Chacun son rythme.
D’ailleurs, les biographies et les vieux copains se souviennent des Résistances de Giorgio Bassani, dont ils sont fiers par procuration, comme s’il avait été des leurs à chaque instant, Giorgio par ci, Bassani par là, on finit par lasser.
Mais l’histoire commence vraiment avec la Résistance à l’Autriche et tu n’étais même pas né, mon petit Giorgio. Mazzini, Garibaldi, Victor Emmanuel, Cavour, ça te dit quelque chose ? Bien sûr, tu étais professeur à Ferrare, savant, puis longtemps à Rome, d’abord en fuite, puis admiré, puis célébré, puis oublié de toi-même par toi-même dans l’extermination interne de Mister Alzheimer…