Il a fallu renoncer à l’aimable controverse ou la délicate promenade que la rencontre d’une libraire au Français laiteux semblait promettre, et regagner la vaste place du château.
Un léger malaise, étourdissement passager, impression de vide, allais-je m’agenouiller devant la pile de biographies comme il y a peu de temps devant le muret rue des martyrs ? Ferrare connait une chaleur de cauchemar ou de procession. La nuit a été trop courte, une fatigue surgit. Le temps s’écoulant, il n’est pas impossible que je confonde un peu les jours, les églises, les rumeurs. Que je m’invente des récits, des apparitions.
NERO et ses imaginaires énervés n’y sont pas pour rien.
Je m’assieds sur un banc près du Château d’Este, loin du muret et du Corso de la nuit de 43. Une fois encore, mais on s’en passe aussi peu que d’un bon verre, je déplie les mels, Iphone Ipad. Pour l’un d’entre eux, en Italien, ouvrir la pièce jointe est difficile, d’autant que le texte lui-même n’est pas une saisie électronique, mais le scan en PDF d’un prospectus qu’on dirait arrimé à l’histoire du siècle précédent, typographie d’un autre âge…
La Secrétaire du Club de Tennis Circolo Marfisa a (haha, hiatus) bien observé ma demande d’adhésion, et les photocopies des documents déposés en retournant rapidement au Club.
Il faudrait une attestation de résidence si je veux profiter du tarif ferrarais,
c’est 50% de plus pour les non-Régionaux, j’ai presqu’envie de questionner si c’est encore 50% de plus pour ceux de la communauté, mais surtout, si elle a bien compris, le contrat et la carte ne seront pas à mon vrai nom, mais à un autre nom, qui est mon pseudo, mon identité d’usage et de plume, reconnu comme tel, alors elle veut bien? D’accord, je ne serai pas le premier à préférer l’incognito, pourvu que le virement trimestriel soit en place au vrai nom, mais alors il faudrait un document expliquant pourquoi le pseudonyme et si on peut avoir une autorité qui le garantit comme authentique ?
J’avoue que la perspective d’un pseudonyme authentique identifié dissout d’un coup la poussière des fatigues, sous un grand rire. Au Club, l’autre jour, nous avons admis – avec bafouillages- que pour jouer au tennis l’usage de l’Italien n’est pas la condition première, et j’ai pu donner mon classement. Et quant mon âge, ça se voit.
Pas de tarif Sénior ? Même si j’aime la provocation du double nom qui me sert parfois pour des publications hors métier, je dois avouer que ma demande complique l’adhésion. Amusé, je retourne le mel en proposant pour le nom pour l’adhérent : GIORGIO BASSANI. Pour l’âge, ça peut coller (mais j’ai l’air
beaucoup moins sérieux). Souriant, j’attends le retour de volée que cette provocation un peu sotte mériterait. L’heure n’est pas propice, nous sommes sur le point de signer l’armistice de la sieste, canicule oblige.
Et , mais je m’y attendais, NERO est en retard.
Et , mais je m’y attendais, NERO est en retard.
On se retrouve dans notre Gourmet Burger, il a nettement refusé que ce soit n’importe où ailleurs. Il a ses habitudes, il a son ardoise. Qui devient la mienne, peu à peu, j’aurais dû m’en douter.
« Il aurait fallu, dit le guide NERO, que tu sois non seulement un homme libre devant une feuille libre, comme tu le prétends, mais une sorte de membre discret d’une société poursuivant la dissipation des mystères, ou même l’amélioration spirituelle de l’humanité, tu vois, bon genre pour un homme tel que toi…Regarde les passantes sous les arcades, jolies et invraisemblables.«
Il me fatigue, NERO, dans cette partie singulière de ma visite à Ferrare. J’aurais préféré continuer l’investigation simple : l’écrivain et son jardin ( tous deux faux ).
Poursuivre l’échange avec la belle du Missouri, du Missisipi, de la librairie.
Continuer sur l’étonnante difficulté du cheminement jusqu’à la maison, dont Giorgio Bassani s’est pourtant échappé à temps, prenant le tout dernier train pour Rome le 6 décembre 43, avec une part de sa famille, évitant ainsi la grande rafle.
Entre deux bières artisanales l’étrange NERO me signale « l’excellent ouvrage de » (« l’excellent ouvrage de », la formule trahit son archéologue !) , de Marie-Anne MAZARD BONUCCI, « l’Italie fasciste et la persécution des Juifs », réédité dans le format « Quadrige » de Gallimard en 2012, beau succès de lectorat.
Selon elle, pendant longtemps, « la question de la race » ne se pose pas au régime fasciste, qu’elle n’intéresse pas. A partir de 1936/37 la pression du grand cousin nazi s’exerce de plus en plus, d’autant que le pouvoir absolu se développe en Allemagne, redevenue super-puissance militaire et diplomatique, pendant que le « modèle italien », qu’admire d’abord Hitler, se détériore à vitesse grand V avec les aventures impérialistes désastreuses d’un Duce dépassé par ses propres événements, et déjà doublé en Espagne par le leadership nazi dans l’aide aux franquistes.
NERO persévère dans son rôle étonnant de professeur
il poursuit l’instruction : « C’est en 1938 que les lois raciales sont votées, parce que Rome a besoin d’offrir des garanties à Berlin, certes, mais aussi- à en croire l’historienne –parce que les tensions internationales, guerre d’Espagne, épisode récent du Front populaire, conduisent le régime fasciste à produire une figure forte de « l’Ennemi », un contre-type de « l’Homme nouveau ». Or, en Italie, tous les opposants politiques – communistes, syndicalistes, etc.- sont déjà en prison, ou en résidence surveillée dans les îles. En tout cas privés de leur métier, donc de toute présence sociale. La victime facile à désigner, dans ce pays où la dictature a transigé avec la papauté, la victime encore en réserve c’est la communauté juive, celle qui n’a pas été inquiétée car non opposante au régime. Bassani souvent l’observa : elle transige, la communauté, qui n’apprécie pas trop le désordre. »
J’aurais protesté, alors, sachant toutefois que NERO vidait sa mémoire comme on le doit d’une vessie au cours d’une errance, au rythme de bières artisanales bien glacées, qui se délivrent et se dispersent sans compter depuis que la terrasse du Gourmet Burger a installé,
de l’autre côté de la rue Saraceno, dans un recoin entre porche de la chapelle et librairie, l’une de ces pissotières sur roue qui sont le dernier hommage absurde rendu à l’inégalité des femmes et des hommes .
Ce qu’il me faudrait savoir, demanderais-je tout de même à NERO , c’est l’entière vérité sur les agissements secrets de Giorgio Bassani. La rencontre avec la vieille gardienne de sa maison, même si je l’ai fantasmée, ouvre la question. Et ne me répond pas que « entière » n’a aucun sens, encore moins à Ferrare, encore moins dans un récit tel que le nôtre, sinon je ne paie pas tes bières, ni n’efface ton ardoise.
NERO, suggérant par ailleurs qu’il peut bien se payer ses bières tout seul, ce qui est faux, enfin pas chaque jour : « Laquelle vérité ? Celle de la peau ? Celle de l’os ? Remarque bien que notre héros, ce personnage que tu t’inventes à partir de ce si peu que tu sais, ton Bassani le Giorgio a tout de même apporté sur les faits – ou ce qui tend à se faire passer pour les faits- une série de réponses ajustées au petit point, des réponses parfaitement ciselées. Il a même fait dans son journal encore inédit à ce jour, mais j’ai pu m’en procurer une copie, t’inquiète, tu sais que tu peux compter sur moi, il a écrit des récits de rêves on ne peut plus …révélateurs, dans son journal secret. C’est un véritable trésor, rarissime, et je le possède, je te montrerai. »
Comme, on s’en doute, j’aurais demandé de quel journal il pouvait bien s’agir puisque Bassani affirmait se méfier radicalement du genre, NERO se serait contenté de faire un signe de croix avec deux doigts sur ses lèvres : silence ou mort. Il aurait alors fini très vite sa bière, puis entrepris de se lever.
Mais la brume légère produite par un début d’ivresse (tout s’explique) aurait conduit la serveuse, toujours la même, impeccable dans les ajustements noirs d’étoffes, a savoir s’il allait bien ? NERO ? Allo Néro ? S’il avait besoin de quelque chose ?
« – D’une bonne dernière bière glacée ! » aurait été son absurde mais vérifiable réponse.
NERO aurait alors (appuyé par un geste signifiant qu’il allait s’ouvrir le ventre pour moi, pélican du souvenir) affirmé qu’il allait me raconter un ou deux des rêves de Giorgio Bassani, c’est plus gai que l’entière biographie ! Les rêves intimes consignés dans le journal. Tu parles !
Le premier est un joli rêve de printemps fait par un homme mûr et déjà célèbre. C’est une réunion ce soir à Venise, chez le directeur du festival que Giorgio va présider. Il est pour l’instant à Rome, dans le bureau de son éditeur qui l’a laissé attendre ici après un excellent déjeuner, comme souvent il fait avec « ses » auteurs. Paisible, mais préoccupé par il ne dit pas quoi, le personnage du rêve quitte le bureau sans sa valise ( elle contient évidemment son manuscrit), puis taxi, puis train, et il ne s’en aperçoit que très tard. Une violente inquiétude le prend peu à peu : il se sent privé de tout. Comment présenter « bien », comment faire le Bassani sans la cravate Oxford (il n’en possède pas au réel), ses notes de cours (ce n’est pas le sujet ) les fixe-chaussettes (qu’il n’utilise plus) – la kipa en plastique invisible, concept de pur non-sens, etc… Le désarroi l’envahit, rien ne subsiste (ou ne peut se « présenter ») de ce qu’il sait, est, croit, peut. Mais- car l’inconscient de Giorgio est de bonne famille- le rêve se dénoue par l’équivalent d’une pollution nocturne chez un ado inquiet : bonne nouvelle, le festival de Venise est supprimé par les Soviets.
Ouf. On peut pas tout faire soi-même, tu le pensais tout à l’heure, mais au moins on sait sur qui on peut compter. Mais pas dans le jardin de Bassani.
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Didier Jouault pour : YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 82/99, Chapitre 26 – fin. Profiter du tarif ferrarais. A suivre : Où NERO le guide fait parler BASSANI le personnage.Tout ça les 5 et 7 mai, deux épisodes, ça suffit bien.
Merci. Vous lire est toujours un plaisir
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